Advienne que pourra
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© Line Laurence GIOAN
Il était 18 H. et Julien venait de déposer son dernier client. Pour lui la journée était finie. Il avait hâte de rentrer chez lui car il lui fallait mettre un peu d'ordre dans son appartement et la vaisselle de deux jours dans l'évier : ce n'est pas sérieux, lui aurait dit sa femme. En chemin il avait décidé d'acheter un joli bouquet de fleurs pour égayer le salon. Il remit le compteur à zéro et sortit de son taxi pour aller dire au revoir à son collègue de travail qui déjà s'apprêtait à repartir : 
 
" Gustave ! Attends… je m'arrête là…comme tu sais ma femme rentre ce soir d'Espagne, il faut que je sois à l'aéroport à 20 H. 30… 
- Alors ne perds pas de temps et essaie d'arranger les choses. 
- J'y compte bien ! 
 
Oui, il avait bien l'intention d'arranger les choses, Julien. Toute la semaine qui avait précédé ce voyage en Espagne, lui et sa femme s'étaient âprement disputés. Ce voyage, il le lui avait promis, ils devaient le faire ensemble, prendre enfin quelques jours de vacances depuis le temps… seulement voilà, au dernier moment une de ses clientes, habituelle et assidue, qu'il emmenait depuis quelques années une fois par mois dans le Var sur la tombe de son défunt mari, avait contrarié ses projets. 
 
" Mamie, je ne peux pas encore vous y emmener ! J'ai prévu un voyage en Espagne avec ma femme. L'hôtel est déjà réservé. Tout est payé. J'ai les billets d'avion dans ma poche …je ne peux pas lui faire ça, soyez raisonnable, je vais vous confier à un ami qui prendra soin de vous autant que moi 
- Ce n'est pas possible Julien. J'ai absolument besoin de vous ! 
- Mais ça va faire tout juste quinze jours que 
- J'ai un pressentiment…s'il m'arrivait quelque chose …i i l faut que j'y retourne, c'est urgent, ne m'abandonnez pas ! 
 
Elle s'accrochait si fort à lui et semblait si fragile et si fébrile à la fois que Julien avait cédé et sa femme Louise enrageait ! 
 
" Tu es en colère, je te comprends et je suis désolé… mais tu devrais emmener ton amie Noëlle, elle serait sûrement ravie de passer une semaine de vacances avec toi, en Espagne et… tous frais payés ! 
- C'est ça ! fais de l'humour en plus ! Mais ne t'inquiète pas, je ne partirai pas toute seule ! 
Sa valise bouclée, Louise n'avait pas claqué la porte, mais presque … 
 
Oui, Julien était bien décidé à retrouver sa femme et à se faire pardonner. Il donna une tape amicale sur l'épaule de Gustave et s'en retourna vers son taxi. Il en ouvrit la portière et s'installa devant son volant prêt à démarrer quand il aperçut dans son rétroviseur le visage fermé et volontaire d'une jeune femme assiégeant sa banquette arrière. 
 
" Qu'est-ce que vous faites là ? Je ne prends plus personne, madame, il vous faut sortir ! Vous trouverez un autre taxi dans quelques minutes, ma journée est finie. Je dois rentrer au dépôt. 
 
- Et bien, vous ferez une exception, monsieur, parce que je n'ai pas l'intention de partir !  
- Mais bien sûr que oui, madame, et je vous prie de sortir de mon taxi ! 
D'un ton plus menaçant, la voix entre les dents, elle lui intima alors l'ordre de se taire : 
 
" Taisez-vous ! Mettez le contact et démarrez ! Surpris, Julien voulût ressortir de son taxi c'est alors, qu'il sentit sur sa nuque le canon d'une arme qui le figea : 
- Dépêchez vous ! Et sachez que je n'ai plus rien à perdre, plus rien du tout et que je n'hésiterai pas à m'en servir, vous saisissez ! 
- C'est bon, c'est bon, calmez vous, j'ai compris ! Où voulez-vous que je vous conduise ? 
 
- Peu importe, sortez de la ville et roulez !... Et regardez devant vous ! 
- C'est quoi le programme, on va où et de quel côté ? 
- Continuez et ne me posez plus de questions ! 
 
Julien roulait depuis plus de deux heures, il avait pris une route de vacances, calme et tranquille, il ne voulait surtout pas avoir d'ennui avec cette folle qui le menaçait toujours de son arme et qui, en pleine circulation, aurait pu provoquer quelque accident.  
Tout en roulant, il réfléchissait au pourquoi de cette situation et comment il allait pouvoir s'en sortir. Ce révolver pointé dans son dos et cette femme - pourquoi lui - qui à tout moment, si elle était vraiment folle pouvait lui régler son compte pour se venger de qui, et de quoi ? A cette pensée, en quelques minutes il vit défiler sur l'écran de sa mémoire toutes ces années de sa vie passées avec sa femme, leurs efforts pour se construire un avenir confortable, ce long apprentissage du couple…il se dit que finalement ils n'avaient pas mal réussi, qu'ils étaient heureux et que ça ne pouvait pas s'arrêter là. Il se dit aussi qu'il était temps de réagir…  
 
" Ecoutez madame, je vous ai raconté ma vie de long en large, j'ai fait ce que vous vouliez, je ne sais toujours pas qui vous êtes, où vous voulez aller, ni ce que vous avez en tête, mais là, nous sommes en pleine campagne et à droite comme à gauche, à perte de vue, il n'y a que des champs alors : qu'est ce qu'on fait ? 
 
Et plus il parlait, plus le ton montait et plus il s'énervait. 
 
" En ce moment, vous voyez, je devrais être à l'aéroport en train d'accueillir ma femme et je commence à me demander ce que je fais ici avec une cinglée ! Et vous savez quoi …j'en ai assez !!! 
 
A ces mots, il se retourna d'un bond pour saisir sa passagère et de ce fait, sans le vouloir, appuya à fond sur la pédale de l'accélérateur. Le taxi s'emballa et en zigzagant prit le champ sur sa droite, fit deux tonneaux et se retrouva sur ses quatre roues après avoir éjecté ses deux passagers. 
 
Stéphanie, c'était son nom, encore étourdie par sa chute reprit conscience très vite :  
 
L'imbécile, pourquoi il a fait ça ! Heureusement que j'ai eu la présence d'esprit d'ouvrir la portière et de sauter sans quoi… elle tata le sol et sentit l'herbe humide sous ses mains - ce qui avait du amortir le choc -, elle essaya de se relever : bon…elle n'avait rien de cassé, elle pouvait bouger ses jambes et à part son genou droit qui lui faisait mal, elle pouvait marcher. Malgré l'obscurité de la nuit, elle put apercevoir un peu plus loin le taxi car, bizarrement, les phares étaient restés allumés. Aucun bruit, aucune plainte, elle pensa au chauffeur…j'espère qu'il n'est pas… dire que je voulais faire un coup d'éclat, exister, me venger de cette vie, de ma vie qui ne tient plus qu'à un fil et qui s'éloigne de moi à la vitesse grand V : c'est réussi ! Qu'est ce qui m'a pris ! Et avec une arme d'opérette ! J'ai dû être très convaincante pour qu'il ne s'aperçoive de rien. - Je crois que j'ai raté ma vocation … dommage qu'il soit trop tard ! En titubant elle se dirigea vers la voiture à la recherche de Julien. Elle le trouva, étendu près de sa portière, le nez enfoui dans l'herbe totalement inconscient. Infirmière dans une petite maison de retraite, elle savait comment s'y prendre avec un malade ou un blessé. Elle le retourna lentement, ouvrit sa chemise, elle pouvait sentir les battements de son cœur. Il respirait : il était vivant. Elle se dit qu'il fallait qu'elle agisse très vite : d'abord, fouiller ses poches. Elle prit tout ce qu'il avait sur lui : portefeuille, papiers, clés. Elle fit le tour de la voiture, vida la boite à gants, débrancha le téléphone, enleva les clés du compteur et alla ouvrir le coffre pour y chercher de quoi le couvrir. Elle y trouva un coussin, une couverture ainsi qu'une torche. Elle revint vers Julien :  
 
" Est-ce que vous m'entendez ? Nous avons eu un accident. Je vais vous mettre à l'abri…je vais essayer de trouver du secours - mais avant tout, il fallait éloigner Julien de la voiture -. Avec sa torche elle balaya l'espace qui l'entourait et aperçut à quelque mètre, à peu de distance de la route, un arbre, un olivier imposant, solitaire en ce lieu qui trônait dans un calme apaisant et qui semblait l'inviter. Comme tout était désert, elle se dit que là, il ne risquerait rien. Elle enroula Julien dans la couverture pour pouvoir le faire glisser et l'amener à l'abri sous les branches de l'olivier. Julien alors repris conscience : 
 
" Aidez- moi s'il vous plaît… 
- C'est ce que je fais. Vous ne semblez pas avoir de blessures graves, seules quelques égratignures au visage et votre nez qui a saigné mais je préfère vous laisser ici ; on ne sait jamais…je peux marcher ; il faut que je trouve quelqu'un, quelque part, enfin j'espère. Je ne vous abandonne pas, je vais chercher du secours. 
Elle arrangea le coussin sous sa tête et partit sur la route. 
Stéphanie marchait depuis un bon moment déjà. Rien à l'horizon, pas âme qui vive. Tout était désert. Dans sa tête, ses pensées, comme un mur de pierre qui s'effondre, déboulaient et roulaient dans tous les sens lui martelant le crâne. 
 
" Qu'est ce que je fiche ici dans ce coin perdu ? 
Elle se laissa tomber sur le bord de la route. Tout à coup, son énergie faiblissait. Son corps la lâchait. Elle se revoyait dans le cabinet médical de ce docteur et les paroles qui sortaient de sa bouche l'anéantissaient : 
 
" Stéphanie…je suis désolé. Ce que je vais vous dire est cruel mais je vous dois la vérité. Il n'y a plus rien à faire ; on ne peut plus rien faire…allez vers votre famille, prenez le temps de régler vos affaires et… 
- Combien docteur ? 
- Deux mois, trois mois au maximum... c'est tout ce que je peux vous dire…encore une fois, je suis désolé. 
- Ne le soyez pas, docteur. 
 
Stéphanie avait quitté le docteur et son cabinet médical, traversé le hall, telle une somnambule, prit la porte de sortie pour se retrouver dans la rue où l'air frais, lui sautant au visage, réveillait en elle ce sentiment de rage qu'elle étouffait depuis si longtemps au fond de son cœur. Dans un état second, elle allait assiéger le taxi de Julien. 
 
Toujours assise sur le bord de la route, Stéphanie se demandait : 
- Pourquoi tout ça ? Peut-être se dit-elle, qu'inconsciemment, j'avais besoin d'une présence. Pas de famille, pas d'enfant, pas d'amis…au fond elle ne dérangerait personne et personne ne s'inquièterait pour elle. Stéphanie : une inconnue qui sera tout juste un peu passée…elle leva la tête et regarda le ciel : une petite étoile brillait. On dit que quelque part là-haut chacun a son étoile ; peut-être y trouverai je la mienne qui me conduira vers un peu plus de lumière. Il était temps qu'elle rejoigne ce pauvre chauffeur de taxi. Elle rebroussa chemin. 
Elle retrouva Julien qui, la voyant arriver, le regard perdu, la regarda avec insistance : 
 
" Mais où je suis ?... 
- Comment vous sentez-vous ? 
- Qu'est ce que je fais ici ? 
- Vous ne vous souvenez pas ? 
- De quoi ? 
- Eh bien, voilà autre chose ! 
- Ecoutez, là, tout de suite, j'ai besoin de dormir et vous aussi. Mais ne vous inquiétez pas, demain il fera jour, et je vous promets, si Dieu le veut, que je vous ramènerai chez vous et advienne que pourra !