La pêche miraculeuse
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© Cathy ESPOSITO
Yannick n'avait jamais hurlé de sa vie, il ne savait pas quel effet cela faisait de crier à pleine gorge et d'ailleurs, lorsque le son s'échappa de sa bouche et retentit dans la forêt, il ne l'entendit pas. 
 
Ses yeux demeuraient braqués sur l'hameçon de sa canne à pêche qu'il avait plongée dans le lac quelques minutes auparavant. Il pensait ramener une perche pour le repas de ce soir, c'était le corps difforme d'une jeune fille qui flottait à ses pieds. 
 
Yannick se tut puis décida de s'enfuir le plus loin possible. A peine avait-il fait cent mètres que des remords commencèrent à le titiller. D'une part, il ne devait pas avoir peur d'une morte, d'autre part, se vanter de ramener à la maison une perche n'était rien à côté de la célébrité qu'il allait connaître comme découvreur de cadavre. 
 
Les oiseaux silencieux attendaient de voir si le jeune garçon encore hésitant allait se décider à retourner là où il avait laissé canne à pêche et macchabée. 
 
Il dansait d'un pied sur l'autre. S'il y avait un tueur dans les parages, il serait déjà là. La fille était sûrement morte depuis longtemps puisque son corps était tout enflé. 
Yannick prit le chemin de retour avec moins de hâte mais avec détermination. 
 
Sans surprise, il la retrouva qui patientait, balancée par les vaguelettes qui venaient s'écraser sur la berge. 
 
Le garçon ne savait pas comment s'y prendre. Il tira sur l'hameçon qui se détacha des lambeaux de vêtements. Le garçon pu rembobiner son moulinet. Il se dit ensuite que s'il retournait précipitamment au village pour chercher la gendarmerie sans s'être assuré que le cadavre n'allait pas retourner au fond du lac, il risquait de perdre toute crédibilité auprès de la maréchaussée. Déjà, que son image de crétin lui collait à la peau. Il n'avait pas besoin de ça pour en rajouter. Yannick parvint du haut de ses treize ans à se motiver suffisamment pour s'approcher le plus près possible de la pauvre fille. Son doigt toucha la chair boursouflée et spongieuse, puis il tenta de tirer le corps vers lui jusqu'à la berge et le caler dans les racines qui dépassaient à la surface. 
 
Il usa de patience, en ramenant chaque fois vers lui le cadavre qui repartait aussitôt vers le large. Finalement, il pensa l'avoir coincé comme il faut. Yannick, reprit son seau et sa canne à pêche et retourna au village en hâtant le pas. Il boitait de naissance mais savait marcher vite lorsqu'il le fallait. 
Mieux qu'une perche, un corps, voilà ce qui trottait dans son esprit. 
 
De temps à autre, sur le chemin du retour, il concédait à montrer un peu de pitié pour la jeune fille mais globalement, Yannick était content de sa journée. A ceux qui n'arrêtaient pas de lui dire que les perches vivaient en rivière et qu'il n'en pêcherait jamais une seule dans le lac, il répondrait qu'il s'en fichait puisqu'il avait découvert mieux qu'une perche, un cadavre. 
 
La nuit tombait déjà et Yannick avait marché tête baissée. Il se refusait à avoir peur. Le pire était derrière lui. Son beau-père, dernier mari en date de sa mère était parti depuis trois mois et le garçon se sentait beaucoup mieux depuis, même si sa mère, elle, semblait au plus mal. 
 
Yannick n'avait jamais très bien supporté cet homme saoul du matin au soir qui dans ses accès de colère cassait les meubles, les portes, donnait des coups de poing dans les murs. 
Heureusement, il n'avait jamais cogné personne dans la famille. 
 
Enfin, Yannick leva les yeux, il se rendit compte qu'il ne reconnaissait pas le chemin, il se réprimanda intérieurement. Il regarda à droite puis à gauche. Pourtant, en suivant les berges du lac, il aurait du arriver au passage habituel, qui le menait sur la route nationale, qu'il traversait et après laquelle, il trouvait sa maison. Yannick connaissait les lieux comme sa poche. Impossible de se perdre. Bon, il se mit accroupi et réfléchit à voix haute. Le lac était à sa gauche, la nationale forcément à sa droite. 
 
Le jeune garçon décida de couper à travers la forêt. Il marcha encore une demi-heure et dut se rendre à l'évidence, il était perdu. Il redescendit vers le lac, trouva le sentier sur lequel il était auparavant et rebroussa chemin. Il finirait bien par trouver son passage secret entre les arbres qui le menait à cette foutue route ; sur laquelle d'ailleurs, il ne passait pas grand monde. Donc, Yannick n'entendait pas de bruits de moteurs et il se trouva bien seul, tout à coup. 
 
" Elisa ! " songea-t-il subitement. L'image de la jeune fille un peu ronde, cinglée dans une robe rose bonbon venait de lui effleurer l'esprit. C'était pas croyable. Sans s'en apercevoir, il avait pensé au cadavre tout en marchant et avait fait le rapprochement avec cette gamine beaucoup plus jeune que lui d'un an qui s'appelait Elisa. 
 
A cet instant précis, Yannick se demanda si une telle horreur était possible. Que la morte soit une inconnue passe mais que ce soit la petite Elisa, boutonneuse et bigleuse qui habitait à deux rues de chez lui, le chamboulait complètement. Il se dit qu'il ne pouvait pas la laisser seule ainsi. Le jeune garçon entreprit de revenir à son lieu de pêche préféré. A peine eut-il fait quelques pas qu'une couleur rosâtre attira son attention en contrebas. 
 
Impensable, le cadavre était là, il pensait pourtant l'avoir bien amarré. On aurait dit qu'il l'avait suivi. 
 
Yannick descendit tant bien que mal jusqu'au rivage et s'assit dans la terre pour contempler son ancienne voisine. Il fallait tout de même vérifier la chose, retourner le corps, voir son visage si toutefois, il arrivait à la reconnaître. Elisa était plutôt grosse mais là, elle était devenue énorme. 
 
Le soleil au ras de la colline rougeoyait avant de disparaître, Yannick prit son courage à deux mains et plongea ses deux pieds dans l'eau froide. Une chose était certaine, il ne rêvait pas. Ce fut un des moments les plus pénibles de sa jeune vie, s'il occultait le fait qu'il avait découvert son père, pendu dans le garage, cinq ans auparavant. Il était très jeune à l'époque et n'avait pas été obligé de toucher le cadavre. Là, il fallait entrer en contact avec cette peau blanchâtre et la saisir avec poigne. 
 
Yannick était plein de bonne volonté, ça, personne ne pouvait le lui reprocher. Malgré ses drames et les moqueries incessantes de ses copains de classe, il persistait à garder la tête haute. C'était son père qui lui avait dit un jour que rien ne pouvait le détruire, à part lui-même. Cette phrase était son testament. Yannick s'était mis en devoir, à partir de là, de ne jamais s'apitoyer sur son sort. Il avait vu où cela avait mené son père d'ailleurs, parce que le vieux avait beau dire de belles phrases, il ne mettait jamais en pratique ses propres conseils et avait fini par céder à ses doutes. 
 
Bref, Yannick, au prix d'un énorme effort parvint à retourner le corps. En voyant le visage de la morte, où du moins ce qu'il en restait, il se dit qu'il ne pourrait jamais savoir qui elle était. Puis, il se rappela qu'Elisa avait ce gros grain de beauté sur la tempe… 
 
Le gamin lâcha prise comme si l'eau froide le brûlait. Le sanglot arriva dans sa gorge, ça y est, il prenait conscience de la chose. 
 
Elisa flottait sans s'en soucier. 
 
Le temps passa, le corps demeurait sur place, Yannick aussi. Il était sorti de l'eau et se disait qu'il allait devoir rester ici. Tant bien que mal, il s'était créé un endroit acceptable pour passer la nuit. Il allait avoir froid mais pas aussi froid qu'Elisa, alors… 
 
Impossible de fermer l'œil et ce clapotis qui lui rappelait sans cesse qu'il n'était pas seul. Il ne faisait pas encore nuit noire, Yannick se demanda comment elle était morte. S'était-elle suicidée ? Ou bien y avait-il un tueur qui rôdait quelque part ? Yannick se dit qu'il était le mieux placé pour enquêter. Il se rassit et décida avant que la faible lumière du jour ne disparaisse complètement, d'analyser le cadavre. 
Il nota tout d'abord que ses vêtements étaient déchirés, peut-être s'était-elle battue avant de mourir ou bien, les poissons s'étaient-ils nourri de synthétique. Rien d'autre ne l'interpella sauf, ces traces violacées autour du cou de la jeune fille. L'absence des yeux dans leurs orbites, ses lèvres noires et tout un tas de petites morsures sur son visage étaient des phénomènes normaux après un passage prolongé dans le lac. Yannick se félicita intérieurement de garder son sang froid. Il décida à cet instant précis qu'il travaillerait dans la police quand il serait grand. Laissant parler son instinct, il s'exprima à haute voix : 
 
" Tu as été étranglée, c'est ça, hein, Elisa ? " " Tu ne me répondras pas bien sûr " " Qui t'a fait ça ? " " T'étais une fille gentille pourtant, un peu bêbête mais ça, c'était pas une raison pour te tuer " " T'avais pas d'ami, pas d'ennemi, j' vois pas " 
 
Yannick se tut, réfléchit encore. 
Il était amoureux de Charlotte. Cette fille avait le visage d'un ange et un caractère de démon. Quand elle jetait son regard de glace sur le pauvre garçon, il tremblait d'amour et de peur. Elle se liguait avec tous les autres pour se moquer de lui mais Yannick savait depuis longtemps qu'elle l'aimait aussi. Elle le lui avait dit quand ils étaient tout petit et ça, Yannick ne l'avait pas oublié. Quelques années plus tard, elle avait nié la chose et depuis Yannick ne s'était plus jamais retrouvé seul avec elle. Malgré tout, son instinct ne le trompait jamais. Charlotte l'aimait mais ne voulait pas l'avouer. Lorsqu'il se rendrait demain à la gendarmerie et qu'il demanderait à parler au père de Charlotte pour lui expliquer qu'il avait trouvé, Elisa dans le lac, le gendarme répèterait cela à sa fille et là, Yannick était sûr que Charlotte viendrait s'adresser à lui pour avoir plus de détails. 
 
" Merci Elisa " lança-t-il " Grâce à toi, Charlotte va se retrouver seule avec moi et je lui dirai qu'elle peut m'avouer qu'elle m'aime, je ne le répèterai à personne. " 
 
La nuit s'épaississait. Il s'appuya à un tronc d'arbre et attendit. C'était quand même bizarre que les parents d'Elisa ne se soient pas inquiétés de sa disparition. Lui n'avait rien entendu dire en tout cas. Il eut un flash de mémoire. Il se souvint d'un seul coup de ce jour, il y avait bien un mois de ça, où Elisa était venu le trouver. Quand elle avait sonné à la porte de sa maison, Yannick s'était penché pour voir qui c'était, en découvrant Elisa, il avait fait la grimace, cette fille s'accrochait à lui et il n'en voulait pas. Il ne savait pas comment le lui dire, elle était plus jeune et sincèrement, Yannick devait se l'avouer, plutôt laide. Elisa l'avait vu penché à sa fenêtre et il n'avait pas pu faire autrement que de lui ouvrir. Il avait pensé qu'elle allait lui servir les phrases habituelles : 
 
" Yannick, je suis seule, personne veut s'amuser avec moi, tu ne veux pas venir toi. T'es tout seul aussi, je le sais. On est un peu à part tous les deux, ils nous rejètent, on devrait en profiter pour se mettre ensemble. " 
 
Et Yannick fuyait du regard et du corps dès qu'elle en arrivait à fomenter des plans contre ceux qui les harcelaient de moqueries. A plusieurs reprises, il avait essayé de lui faire comprendre qu'il ne souhaitait pas s'associer. Il avait peur que Charlotte ne le croit amoureux d'Elisa. Un jour, cette fichue gamine avait découvert le pot au roses, il se demandait bien comment. Elle savait qui il aimait et elle lui avait jeté en plein visage qu'avec son physique claudiquant, il n'avait aucune chance de séduire la fille de l'adjudant chef de gendarmerie. Elle mettait son nez partout, c'était une fouineuse. 
 
Yannick s'était laissé glissé contre l'arbre, il était assis par terre et se dit qu'il venait de découvrir pourquoi Elisa avait été tuée. Qu'avait-elle donc découvert pour qu'un assassin veuille la faire disparaître ? 
 
C'était peut-être donc en rapport avec ce qu'elle était venue lui dire ce jour là. 
" Yannick, j'ai vu un truc et il faudrait que je t'en parle. " 
 
Elle lui avait donné rendez-vous plus tard derrière la ferme des Lachât. Il n'y était pas allé, bien sûr. C'était sans doute un subterfuge pour attirer le garçon hors de chez lui. Qui sait, si elle n'aurait pas tenté de l'embrasser. Elle avait pourtant l'air bouleversé, cette fois-là. 
 
Yannick eut honte de lui. Elisa était morte. Elle savait quelque chose de grave et il aurait pu le savoir aussi, s'il n'avait pas été aussi bête. Auquel cas, il serait peut-être mort en ce moment précis. 
 
C'était vraiment injuste ce qui venait d'arriver à la jeune fille. Yannick se dit que la moindre des choses était de confondre le tueur. Après tout, le cadavre était remonté juste devant lui et l'avait suivi en longeant la berge, alors qu'il tentait de vite rentrer chez lui. Elisa attendait qu'il l'aide. Il le ferait, croix de bois, croix de fer. 
 
Il se rappela qu'elle n'avait pas donné qu'un simple rendez-vous ce même jour. Elle avait rajouté. 
" Ton beau-père n'est pas parti bien loin. " 
 
Yannick pensait que c'était une façon encore détournée de piquer sa curiosité, de l'amener à accepter le rendez-vous. A moins que ce ne fut pour lui indiquer que son beau-père avait quitté sa mère pour aller…Il réfléchit à ce que voulait dire " pas bien loin ". Au coin de la rue, à deux pâtés de maison, dans un autre village. Chez une autre femme ! C'était possible. Elisa l'avait peut-être croisé et elle voulait le dire à Yannick. Bon et alors. Pourquoi l'avait-on tuée ? Le jeune homme imagina son beau-père en meurtrier puis chassa l'image de sa tête. Il devait bien constater que l'homme était parti du jour au lendemain en laissant seulement derrière lui son chien qui, depuis, pleurait toute la journée d'ailleurs. 
 
L'animal reniflait partout mais n'avait pas quitté la maison. Yannick eut un haut le cœur. Si le chien n'était pas parti, l'homme non plus. Et s'il était mort. Et si on l'avait tué. C'était sans doute pour ça que l'animal ne cherchait pas ailleurs ni l'homme ni son cadavre, il demeurait prostré dans le jardin. Pourquoi son beau-père avait été tué, ça, Yannick ne pourrait pas le découvrir tout seul. Mais par contre, il savait pourquoi le tueur de son beau-père s'était aussi débarrassé d'Elisa. Parce qu'elle l'avait vu faire. Les pièces du puzzles s'étaient mises en place toutes seules. 
 
Le jeune garçon attrapa ses jambes dans ses bras et resta blotti contre le tronc d'arbre. 
 
Des craquements bizarres un peu plus haut sur le sentier se firent entendre. Les bruits se rapprochaient. Yannick resta caché où il était et arrêta de respirer. Par contre, il reconnut le souffle d'un homme tout prêt. Il savait que c'était un homme à cause de son pas lourd qui s'enfonçait dans la terre humide du bord du lac. 
" Ah, te voilà, je t'ai cherchée toute la journée. " 
 
L'homme se tenait debout devant Elisa. 
" Quand je pense que je t'avais si bien lestée, tu n'aurais pas dû remonter, quelle peste, tu m'as gâché la vie quand tu étais vivante et même morte, tu es encore là à me narguer . Bon, je vais devoir tout recommencer " 
 
L'homme glissa dans l'eau et tira vers lui Elisa sans ménagement. 
" Bon sang, ça pue. Heureusement que personne ne vient se balader en cette période près du lac, chuchota-t-il. Je vais cette fois te mettre un rocher au bout du pied, tu finiras bien par te décomposer complètement. " 
 
Il ne parla plus pendant un moment et cependant, Yannick l'entendait renifler. Le garçon n'en croyait pas ses oreilles, l'homme pleurait. Il avait tiré le cadavre hors de l'eau et s'était ensuite effondré lourdement dans la terre. 
 
" Pourquoi j'ai fais ça, mon Dieu mais qu'est-ce qui m'a pris. Je suis fichu. " 
Yannick comprit que l'homme essuyait des larmes sur ses joues. Il le prit en pitié malgré lui. 
" Pourvu que personne n'apprenne ce que j'ai fait… " 
 
Yannick était pétrifié de peur parce qu'il venait de reconnaître le tueur. Il n'osait plus bouger même si son sang ne circulait plus dans ses jambes repliées. Il demeura ainsi de longues minutes. L'homme travaillait lentement dans le noir. Il avait lesté le corps et tentait maintenant de l'envoyer par le fond le plus loin possible du bord. Il s'en retourna vers la terre ferme et entreprit de se déshabiller. Il essora chacun de ses vêtements un à un puis se rhabilla. En haut de la butte, il se retourna. 
 
" Et dire que tout ça c'est à cause de la mère du boiteux, si elle ne m'avait pas appelée ce soir là pour que je la sauve des coups de ce fou. Je n'aurais pas eu ce geste malheureux, il serait toujours en vie et pas enterré dans son propre jardin et toi, pauvre fille, tu ne nous aurais pas vus en train de l'ensevelir. Je n'avais pas le choix de toute manière, c'était ma carrière ou toi " 
 
Yannick attendit un long moment avant de rouler sur lui-même et tenter de se rasseoir. 
" Oh, Charlotte, se dit-il, je vais perdre ton amour à jamais si je répète cela à quelqu'un. Ton père, ton propre père. "