Enfermée
NOUVELLES
© Cathy ESPOSITO
Le passé, mon passé ? Il faut que je me plonge dans son passé. Vite ! 
 
Quand je l'ai connu, Rémi Chapuis, c'était un étudiant. Nous étions en faculté de Langues Etrangères Appliquées et, le premier jour, j'étais un peu pétrifiée à l'idée de côtoyer tout ce monde dans l'amphithéâtre. La foule, les regards, les commentaires sur ma tenue ou mon physique. Claustrophobe, agoraphobe, arachnophobe, j'étais un peu tout à la fois à cette époque là, peu douée pour entretenir des rapports humains normaux. Dire bonjour, me coûtait déjà beaucoup, me présenter, n'en parlons pas et demander mon chemin devenait un exploit. Rémi m'a abordée sans prévenir, maladroitement, il était me sembla-t-il aussi gêné que moi et pourtant je le trouvai bizarre, fuyant, le front penché et le regard en-dessous. Je n'avais pas le choix de faire confiance à un autre. Il fixait sa montre sans arrêt. En fait, il en avait deux, une au poignet, une à gousset, cachée dans son gilet. Il avait honte de la faire voir. Ça faisait vieillot, une montre à gousset. Pourtant, il la gardait en souvenir de son père horloger. 
 
Et me voilà, moi, dans cette cave, sans fenêtre et chaque " tic tac " m'évoque Rémi et sa montre à gousset. J'ai si mal aux poignets, ces liens me scient la chair. Bon, il faut que je me concentre sur l'énigme : " Les onze coups de minuit ". 21h42. 
 
Il m'a demandé si j'étais perdue, évidemment, ça se voyait. Il m'a montré mon chemin après que je lui ai expliqué que je cherchais la salle 1-A. Il a disparu aussi sec. Je n'étais pas inquiète, juste curieuse. Et puis, j'avais d'autres choses en tête, il fallait que je me repère, que je m'y retrouve dans cette gigantesque boîte ou des milliers de fourmis en quête d'érudition rentraient, sortaient, parlaient, riaient. Moi, j'avais peur de rentrer, peur de sortir, pas envie de parler et je souriais à peine. Je ne savais pas que Rémi me voyait, m'observait, me guettait. Je pensais nos rencontres fortuites. Il me disait que justement il allait par là, ou revenait de là, qu'il m'accompagnait si je voulais. C'était tous les mots que nous échangions, sans vraiment nous regarder, par peur de se voir en face. Qu'aurais-je détecté dans ses yeux, à ce moment là ? De la convoitise, de l'envie, de la jalousie, une forme d'amour, qui sait ? 
 
1-A…La mine du crayon vient de casser, je suis trop lourde, le torse couché sur mes cuisses. Qu'est-ce que je sais sur le nombre onze ? En numérologie, il s'agit d'un maître nombre. Il ne se réduit pas. Si l'on est sous influence de ce nombre, on connaît l'inspiration, on obtient des révélations. Minuit, c'est l'heure du crime. 22h00. 
 
Je me souviens d'avoir accepté un jour de monter en voiture avec des copains, enfin, ce qu'on appelle des pots qu'on ne connaît que depuis trois heures et qui vous proposent de sortir. Ils étaient à peine plus âgés que moi et je me disais tout le temps qu'un coup de pied au derrière me ferait du bien, alors j'ai accepté, pour voir si j'arriverais à surmonter cette épreuve. Alors que d'autres auraient pensé à leur sauvegarde et auraient refusé, moi, je pensais à devenir adulte, socialement intégrable. Il ne s'est rien passé d'abominable, juste une petite frayeur quand ils m'ont dit qu'ils voulaient passer chez eux se changer. J'ai cru qu'ils voulaient me violer. Quelle idée ! Qui aurait voulu me violer à l'époque ? 
 
J'ai si froid que mes doigts sont raides. C'est la mort qui pénètre tout doucement mon corps, sournoisement, comme si elle ne pouvait pas me prendre d'un seul coup avec franchise. Bon, je ne dois pas perdre ma concentration. Rémi, deux copains à l'aspect dangereux mais inoffensifs, sortir, timide, peur…22h15. 
 
Rémi avait du me maudire en me voyant partir avec les deux gars. S'était-il inquiété pour moi ? Pensait-il qu'il existât sur cette terre des gens plus dangereux que lui ? Maintenant, je le sais, il m'avait vue, il m'avait regardée monter dans cette voiture. Ces deux gars, je les trouvais bêtes et lui, parfois censé, mystérieux, étrange. Ça faisait son charme. J'ai toujours préféré l'atypique, le caractère fort qui se cache dans un sourire, les yeux qui fuient. J'ai failli opter pour des études de psychologie mais je savais qu'en voulant soigner les autres, je tentais d'échapper à mes propres angoisses, mes solitudes, mes douleurs. Non, il fallait plutôt que je m'oblige à parler à haute voix devant tout un parterre d'étudiants et de professeurs et en langues étrangères en plus. Je me payais des dix-huit sur vingt à l'écrit et des cinq sur vingt à l'oral quand j'étais au lycée. Tout ça parce que j'étais incapable d'ouvrir la bouche quand tous les regards convergeaient vers moi. 
 
Le temps ce n'est rien, juste une roue qui trace son chemin dans la boue en écrasant sur son passage, les fleurs, l'herbe, les insectes. J'en suis libérée. Je suis libre en effet, dans ma tête, uniquement dans ma tête. Si je veux sauver mon corps, il faut que je lise cette histoire que je m'en imprègne et que je trouve la solution de l'énigme : " Les onze coups de minuit " sinon, je vais mourir ici, dans ce trou à rat. Dix-huit sur vingt, Cinq. 22h22. 
 
Il était blond, blanc de peau avec des yeux d'un bleu translucide. Un ange déchu qui s'accrochait à moi comme on s'accroche à une idée. Il n'aurait pas du faire partie de ce monde avec si peu d'arme pour se défendre et moi non plus. Il croyait que nous nous ressemblions et moi aussi. J'ai terminé mes études et je n'ai plus revu Rémi. La chenille est devenue papillon, c'est ce qu'un journaliste a écrit sur moi. Il a vu une photo de moi quand j'étais en faculté, avec mes grosses tresses sous mon bonnet tulipe. Je venais d'une campagne quelconque et je n'avais pas la notion de la mode. Mes pantalons patte d'éléphant, mes pulls trop grands, les lunettes rondes, aux verres énormes. Qui aurait voulu me violer à cette époque ? Rémi devait y rêver bien souvent, rêve ou cauchemar, je ne peux imaginer ce qu'il se tramait dans sa tête quand il me surveillait, m'épiait, me suivait. Il voulait être moi ou en moi. 
 
Il m'a enfermée ici et je ne sais pas à quel moment mon corps va céder, pas tant que mon esprit le soutient. Il m'a mis des menottes. Il m'a pris une partie de moi et l'a emportée avec lui. Je ne sais pas s'il va revenir. Je le redoute. Ma combinaison en dentelle est froide et ne couvre qu'une partie de ma nudité. Bon, une fille moche qui n'est aimée par personne " Qui aurait voulu la violer ? ". Il m'a dit que dans tout ce que j'allais lire, il n'y avait que très peu d'indice pour m'aider, beaucoup d'informations inutiles. A moi de faire le tri. 22h35
 
J'ai étudié les langues vivantes jusqu'à ce que je ne puisse plus. Lorsqu'il a fallu que je parte à l'étranger pour faire de l'immersion. M'immerger dans un pays et une autre culture, une autre langue, des gens qui m'attendaient en me souriant pour me mettre à l'aise, qui fronçaient les sourcils en me voyant désemparée sur le quai de la gare ou dans l'aéroport. J'étais perdue de naissance, perdue d'avance. J'ai pourtant fait une poussée extraordinaire. Un jour, j'ai commencé à écrire. 
 
Il y a des horloges, des pendules, des montres à gousset de l'autre côté de cette porte, je ne sais combien et j'entends les secondes qui s'écoulent, les minutes et les heures qui carillonnent. Rémi a gardé tous ces objets dans cette cave en l'honneur de son père décédé. Et moi, comme un trophée, j'ai ma propre cellule au milieu de cet égrainage obsédant. Enfermée dans une pièce noire avec juste une petite ampoule pour éclairer ma sordidité, il faut que je trouve la solution. Elle est écrivain après avoir fait des études de langues. L'écriture l'a sauvée, qu'en sera-t-il de moi ? Il faut donc que je continue à écrire, peut-être. J'ai quatre pages à lire devant moi et onze pages blanches que je dois noircir des indices que je trouve. 22h45. 
 
Au bout de plusieurs stages ratés en Grande Bretagne et en Espagne, j'ai obtenu tout de même un diplôme dont je ne savais pas quoi faire. J'étais devenue un peu plus sociable, un homo communicant, je pouvais, en effet, me débrouiller dans beaucoup de pays du monde puisque je parlais les deux langues les plus répandues. Et à quoi cela pouvait bien me servir ? 
 
On peut vivre éternellement à travers les mots, ils restent, ils expriment, ils consolent, ils invitent à laisser la lumière allumée quelque part dans la tête. Langues étrangères, écriture, onze coups, harcèlement, viol, terreur, phobies. Quel rapport avec minuit, onze, lui et moi, bon sang ! 23h00
 
J'ai commencé à écrire un roman, puis un second et jamais je ne pensais à les faire publier parce que je ne savais pas comment démarcher un éditeur. Aller le trouver et lui dire que ce que je fais mérite son attention, pfft, j'en étais incapable. Et Rémi était là, quelque part dans cette ville à m'espionner. Je suis tombée sur la bonne personne, un jour, qui m'a permis d'éditer. Quelqu'un qui a changé ma vie. Et en ce moment, je le regrette. Si j'étais restée anonyme, Rémi aurait continué à me suivre sans intervenir. 
 
La faim, la soif, j'ai presque oublié, mais le froid je n'y arrive pas parce qu'il me tétanise. Le carrelage entame mes genoux. Ils ont saigné. Je suis toute recourbée sur moi-même. Je n'ai rien à voir avec cette fille et pourtant je suis enfermée là, à sa place et je dois m'en sortir. 23h10
 
Je suis devenue un écrivain " bankable ", comme ils disent, j'ai vendu des millions de livres, sans changer d'attitude, avec mes cheveux mal coiffés, mes habits défraîchis, mon regard triste et inquiet. Ça m'a rapporté beaucoup d'argent. J'ai parlé de lui. Bien sûr que Rémi s'est reconnu dans deux au moins de mes histoires. S'il les a lues. Est-ce qu'il a cru que je me moquais de lui ? 
 
Les croûtes ont séchées, même mon sang s'est glacé dans mes veines et ne peut plus couler de mes plaies ouvertes. Je n'ai plus de larmes non plus, la source est tarie. Ainsi soit-il ! 23h20. 
 
Qui serais-je sans mes écritures ? Je n'ai pas vécu la gloire avec bonheur ni la foule de fans dans les librairies quand je devais dédicacer mes romans. J'étais terrifiée et ça se voyait, tout pour renforcer le mythe. Elle ne joue pas les cintrées, elle l'est, a titré un journal en faisant allusion à ma garde robe qui s'affichait derrière moi lorsque j'ai accepté qu'ils prennent des photos de mon appartement. C'est là que ça a commencé. Tous les samedis à minuit moins une. Non pas à 11h59 pétante mais à 11h59mn59s. 
 
Bon, l'aspect mathématique, alors. J'ai deux fois 5 + 9 = 14 ensuite 1 + 4 = 5 donc, j'ai 11, 5, 5 pour 11h59mn59s et samedi est le 6ème jour de la semaine, ce qui donne, en additionnant tout = 27, soit 2 + 7 = 9. Ou alors, samedi est le 1er jour de la semaine, il entame le week-end, donc : 11 + 5 + 5 + 1 = 22. L'autre maître nombre. Il y en a deux, le 11 et le 22. Qu'est-ce que je fais du mot " coups " ? Vingt-deux coups. Je n'y arriverai jamais. Ça ne veut rien dire. 23h35
 
J'ai reçu un " SMS " à ce moment précis, il y a trois ans. Au début, c'était des compliments, je n'ai rien dit. Puis, j'ai senti l'admiration devenir étouffante, oppressante. J'ai changé de numéro, il y a eu une pause et ça a recommencé. Rémi était là, omniprésent et omniscient. Si j'étais restée anonyme, tout cela ne serait jamais arrivé. 
 
Il m'a dit qu'il avait été un temps amoureux de moi - il m'identifie à elle - et que j'avais tout gâché. J'ai hurlé que je ne le savais pas, que je n'étais pas elle. Il a secoué la tête avec un rire nerveux. Il a dit qu'il ne m'avait jamais perdue de vue et que lorsque j'étais sortie au grand jour, il avait reçu comme un coup de poignard au cœur. Moi, qui n'appartenais qu'à lui, je devenais l'icône du peuple, une déesse vivante. Et puis il m'a posé cette énigme, " Les onze coups de minuit ". Vingt-deux coups de poignards dans le cœur avant minuit ? 23h40
 
Après les " SMS ", il y a eu les messages sur mon répondeur, je n'ai pas reconnu sa voix, j'étais à une lieue de me douter. J'ai fait intervenir la police. La police ! qui sait ce qu'elle fait en ce moment ! Ils n'ont rien trouvé à l'époque non plus. Rémi est très fort. Il m'a suivie dans le rue, le soir, m'a laissé des messages écrits sur mon pare-brise. J'ai pleuré si fort que j'en avais mal au ventre. Dire que j'avais peur de la foule, de l'enfermement et des araignées. 
 
Il y a des dizaines d'araignées autour de moi qui attendent ma mort pour venir me picorer. Je suis enfermée et j'ai du mal à respirer. Les onze coups de minuit. J'en suis arrivée à une conclusion que j'expose ci-après. Cette phrase est négative, en effet, elle nie l'existence du douze puisqu'elle s'arrête juste avant. Quelque chose qui ne se réalise donc pas, qui ne se concrétise pas, une journée qui ne s'est pas achevée, elle n'existe pas. Cette pièce n'existe pas. Cette fille non plus, elle est juste une illusion. Elle écrit les mots : " anonyme et déesse ". Elle a peur, c'est lui en fait qui a peur de tout. Vivante uniquement dans l'esprit d'un malade mental. Je peux donc me lever, marcher jusqu'à cette porte qui va s'ouvrir toute seule et me libérer. Il faut faire vite. Il est 23h55, à présent. Je croyais disposer de plus de temps. Il fallait que je termine d'écrire ma résolution de l'énigme. Voilà… 
" Eh, Rémi ! Qu'est-ce que tu nous a pondu ce matin ? Tu as mal dormi, on dirait. Quelle tête ! Arrête de bailler !" 
" J'ai bossé comme un malade sur le concept TIME FIGHT, j'ai fini. Mon programme est prêt. " 
" Alors ? " 
" Il faut résoudre des énigmes en relation avec le temps, l'heure, etc…J'ai créé mon avatar hier soir et je l'ai enfermée dans une pièce, elle avait à sa disposition, du papier et un crayon et devait répondre à l'énigme suivante : LES ONZE COUPS DE MINUIT. C'est comme un kidnapping perpétré par un serial killer. Tu vois, il y avait plein d'horloges autour d'elle qu'elle ne voyait pas mais qu'elle entendait. Ambiance glauque, transpiration, peur, angoisse, sensualité et surtout, l'histoire troublante d'une autre fille, à lire et dans laquelle il faut trouver des indices. Tout y est. Si tu ne trouves pas la solution, il entre dans la pièce et te tue. Tu as perdu. Si tu trouves, tu sors et tu es mis dans d'autres conditions extrêmes avec une énigme à résoudre encore et le temps qui est compté. Je crois qu'à la fin, tu sors complètement dingue du jeu. "  
" Comme par hasard, ton avatar est une femme. Mon gars, parfois je me demande jusqu'où te mènent tes créations de jeux vidéo ? " 
 
Rémi a ce sourire…