Joyeux anniversaire
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© Jean-François COUBAU
Recroquevillée sur la banquette arrière de la puissante Rolls-Royce Silver Shadow, la vieille dame souriait. Assis à ses côtés, son petit-fils lui tenait la main. 
 
- Vous verrez Grand-mère, cette réception sera merveilleuse. 
 
- C'est gentil, mon petit Sergueï, mais à mon âge, n'en fait-on pas un peu trop ? 
 
- Mais non, vous êtes la doyenne de notre maison. Toute notre famille est là, ainsi que tous vos amis.  
 
La dame, anciennement duchesse Sveltana Nebogatova, descendante de nobles russes, secoua la tête : 
 
- Merci pour tout mon garçon. 
 
La voiture entra dans un jardin dont le gardien devant la grille ôta respectueusement sa casquette. Elle roula sur un chemin gravillonné et stoppa à devant une magnifique demeure où un domestique ouvrit la portière dès l'arrêt. Le petit-fils aida la dame à sortir et lui offrit son bras. Se retournant vers le paysage, ils embrassèrent alors du regard la célèbre Baie des Anges, devant le port de Nice. 
 
- Quel magnifique spectacle, lança Sveltana. C'est la première fois que je viens chez toi. Je te félicite pour ton bon goût. Cette maison est digne de notre ancien rang, hélas perdu. Mais le faste ne nous a pas abandonné, c'est déjà ça. Ceci dit, il ne faut pas tout mettre là-dessus. Le vrai luxe est un cœur noble ! 
 
- Vous parlez d'or, Grand-mère. Mais je vous prie d'entrer s'il vous plait ! 
 
La vieille dame se retourna et embrassa son petit-fils. Puis, faisant confiance à la solide poigne du jeune homme, elle monta les marches. La senteur des roses lui tournait un peu la tête, mais elle aimait les fleurs et en fut ravie. La double porte d'entrée était ouverte. 
 
- Allons, dit Sveltana, voyons un peu ce que vous m'avez préparé. 
 
Aussitôt le seuil franchi, elle découvrit un spectacle féerique. Des dizaines de femmes et d'hommes, tous plus richement habillés les uns que les autres la regardaient. Et soudain, une clameur s'éleva : 
 
- JOYEUX ANNIVERSAIRE ! 
 
Un tonnerre d'applaudissement suivit. Sveltana essuya une larme tant son émotion tait indicible. Puis elle s'avança majestueusement car les années avaient eu peu de prise sur sa haute silhouette. Ses yeux d'émeraude reflétaient encore la noblesse et le désespoir de l'âme russe. Puis son petit-fils fit un signe et un grand jeune homme arriva et s'inclina respectueusement : 
 
- Voici, dit Sergueï, l'arrière petit-fils du comte Rokossovsky. 
 
Après le baisemain traditionnel, la vieille dame dit : 
 
- Mon père a bien connu votre aïeul, je crois qu'ils avaient fait ensemble le coup de feu pendant la Révolution. 
 
- C'est exact Madame la Duchesse, merci de vous en souvenir. 
 
Une demoiselle s'avança à son tour. 
 
- Grand-mère, je vous présente Anastasia Volovna, descendante du comte Kissof. 
La jeune femme, splendidement habillée d'une robe de soirée digne des plus grands couturiers, fit une révérence que n'aurait pas désavoué le chef du protocole du Palais d'été de Tsarkoïe-Tsélo.  
 
- Oh, lança Sveltana, votre ascendant lui aussi a tenu toute une nuit un poste face aux hordes rouges avec ses fidèles Cosaques du Don. Il fut massacré à l'aube. 
 
- Nous nous en souvenons encore madame la Duchesse. 
 
- Bien, bien, continuez et faite vivre la mémoire de nos familles, c'est tout ce qui nous reste. 
 
Et ce fut ainsi pendant plusieurs minutes. On présenta à la duchesse des dizaines de descendants de nobles russes ayant émigré lors de la révolution de 1917. Puis vinrent des princes allemands, des lords anglais et écossais, des comtes autrichiens, hongrois et même un prince japonais. On termina avec les sempiternels hommes d'affaires américains.  
 
- Merci, merci disait Sveltana à la ronde. 
 
Après les présentations, Sergueï se redressant de toute sa haute taille, lança soudain : 
 
- Messieurs, l'hymne au Tsar ! 
 
Un rideau fut écarté et une vingtaine de musiciens, juchés sur une estrade attaquèrent l'air officiel de l'ancien empire Russe. Tout le monde se figea dans un garde-à-vous impeccable. L'exécution du morceau achevée, l'orchestre enchaîna sur une musique de chambre. Les valets commencèrent à déboucher les bouteilles de Champagne dont les étiquettes annonçaient des crûs millésimés. On présenta une flûte à Sveltana qui en but une gorgée et qui dit : 
 
- Félicitations Sergueï, je vois que tu as bon goût, il est délicieux. 
 
- Merci Grand-mère, cuvée spéciale exprès pour vous. 
 
Derrière la table, une nuée de domestiques s'affairaient à remplir les coupes et à distribuer les amuse-bouches aux invités. Tout le monde souriait et faisait assaut de bonnes manières. Au milieu de tout ce tumulte, Sveltana souriait gentiment. Après une heure de fête, le brouhaha cessa soudain. Deux serveurs faisaient rouler sur un chariot, un énorme gâteau, ceint de bougies allumées. Ils s'arrêtèrent au centre la grande pièce et se placèrent de part et d'autre de l'ensemble. 
 
- Venez déguster votre gâteau Grand-mère, dit Sergueï. 
 
- Oh, mais c'est trop, répondit Sveltana. Tout ça pour moi ? 
 
- Venez, rien n'est trop beau pour vous. 
 
Délicatement, un serveur découpa une tranche de la pâtisserie, la mit dans une assiette et la présenta à la vieille dame. Elle la prit et commença à la déguster. 
 
- Ah, Sergueï, tu connais mes goûts. Meringues et crème à la praline. Merci mon petit ! 
 
- Nous sommes ici pour vous faire plaisir. 
 
La duchesse s'éloigna et les serveurs servirent les invités. Bientôt, la fête battit son plein. La musique était douce et les vapeurs d'alcool échauffèrent quelque peu la tête de Sveltana. Elle finit par lancer : 
 
- Sergueï, je vais partir maintenant, je souhaite rentrer chez moi. 
 
- Déjà Grand-mère ? 
 
- Oui car à mon âge, je préfère me ménager. Mais continuez sans moi, vous êtes jeunes et devez vous amuser. Et surtout ne vous inquiétez pas pour moi. 
 
- Comme vous voudrez Grand-mère. 
 
Immédiatement, tout le monde se figea en direction de la porte et la même acclamation qu'au début retentit : 
 
- JOYEUX ANNIVERSAIRE ! 
 
Sveltana regarda les invités et leur fit un sourire. Puis elle agita la main et sortit au bras de son petit-fils. La limousine arriva et elle embarqua sans plus de cérémonie. 
 
- Merci, dit-elle encore. C'était très réussi. 
 
- À vous revoir Grand-mère. 
 
La voiture démarra et partit sur le chemin. Lorsqu'elle fut hors de vue, Sergueï remonta les marches du perron et rentra dans la maison. Tout le monde le regardait. 
 
Alors, il se mit à sangloter et lança : 
 
- C'est bon, c'est fini maintenant. 
 
Immédiatement, tous les invités retirèrent leurs riches vêtements et se retrouvèrent en jeans et basket. Une jeune femme, qui n'avait pas été présentée à la duchesse s'avança éberluée vers le jeune homme et lui lança avec l'accent de Toulon : 
 
- " Fan de chichourle ", peux-tu me dire ce qui se passe ici ? C'était quoi cette mascarade ? Tu m'a dis qu'on allait assister à un anniversaire de riches et tout le monde est en tenue décontractée. Pourquoi nous avoir fait jouer ces rôles ? 
 
- C'est pourtant simple à comprendre. Ça fait longtemps que notre famille n'a plus d'argent, mais on ne veut pas le dire à notre grand-mère. Alors, un copain m'a prêté cette maison et d'autres amis ont joué les rôles de descendants de prince russes ou allemands ou hongrois. Les costumes viennent d'un théâtre amateur. On veut que notre grand-mère soit heureuse, alors on simule. Il n'y a pas plus de prince ici que de clochard au Carlton ! 
 
La jeune femme, Martine de son prénom, resta stupéfaite. Elle parvint à articuler : 
 
- Mais tout ça, l'orchestre, le champagne, le gâteau, les domestiques … 
 
Sergueï eut un ricanement sinistre et répondit : 
 
- Viens voir. 
 
Il entraîna Martine vers l'estrade. Dessous, soigneusement dissimulée des regards, il y avait une petite table de mixage avec des disques. 
 
- Je te présente Richard, notre DJ. 
 
Un grand gars avec une barbe de trois jours et un jean crasseux la salua. Un empilement de disques se trouvait là. 
 
- Voilà l'orchestre. Les musiciens sont des copains qui font semblant de jouer. La musique vient de cette sono et les baffles sont soigneusement dissimulés. 
 
Au dessus, un " musicien " agitait un violon en carton en rigolant. 
 
- Et le champagne ? demanda Martine. 
 
- Viens avec moi. 
 
Ils se dirigèrent vers la table. Prenant une bouteille, il remplit une flûte en plastique et la tendit à son interlocutrice. 
 
- Bois ! 
 
Elle porta le récipient à ses lèvres et grimaça : 
 
- De la limonade ! Tes amis faisaient semblant de déguster du Champagne. Seule la flûte de ta grand-mère était en cristal les autres en plastique. 
 
- Je te dis que nous n'avons plus d'argent. Il y avait une seule bouteille de grand cru, celle qui a servi à remplir la flûte de ma grand-mère.  
 
- Et le gâteau ? 
 
- Viens voir. 
 
La pâtisserie se dressait au centre de la pièce. Ils s'approchèrent et Sergueï toqua. L'ensemble rendit un son creux. 
 
- C'est du contre-plaqué ! 
 
- Mais ta grand-mère en a mangé, je l'ai vu.  
 
- Bien sûr, il y avait un morceau de vrai gâteau, acheté à la pâtisserie du coin ! On a seulement fait semblant de le découper.  
 
- Mon dieu, mais tout était faux. 
 
- Tout ! Ceux qui jouent le rôle des domestiques sont certains de mes collègues de travail ou leurs conjoints. La Rolls appartient à un ami qui est concessionnaire et qui nous l'a prêté pour l'occasion.  
 
- Mais pourquoi ? 
 
Sergueï baissa la tête. 
 
- Ma grand-mère ne va pas tarder à quitter ce monde. Je veux qu'elle en emporte un bon souvenir. Nous avons souffert de la révolution. Elle est la dernière descendante d'authentiques princes qui ont beaucoup fait pour la Russie. Nous sommes ruinés et ne voulons pas le montrer, voilà. Beaucoup d'entre nous travaillent durement et gagnent difficilement leur vie. C'est une question de fierté. Nous autres Russes, sommes un peuple fier. Et puis ... 
- Et puis ? 
 
- Ça lui fait tellement plaisir. 
 
                                                                             * 
 
 
Sur la banquette arrière de la Rolls, Sveltana souriait. Le chauffeur du nom de Piotr abaissa la glace de communication et dit : 
 
- La fête était réussie, n'est-ce pas ? madame la Duchesse. 
 
- Oui, en effet. Je me demande combien elle a pu coûter . 
 
- Je n'ose dire le prix. 
 
- Mais je le connais, il est très peu élevé. 
 
- Fort bien madame. 
 
- Mais oui, Piotr, je sais tout ceci. Je sais également que nous sommes ruinés. Alors, ils ont organisé un semblant de fête. J'ai parfaitement vu que l'on servait de la limonade aux invités. Les bulles sont différentes de celles du Champagne. 
 
- Vous avez le coup d'œil, madame. 
 
- Bien entendu. J'ai vu aussi que le gâteau était faux, il était trop rigide et devait donc être en bois. J'ai remarqué également qu'on n'a pas coupé ma part dedans mais qu'on la amené de l'arrière de la fausse pâtisserie. Quant aux musiciens, ils ne jouaient pas de leurs instruments mais faisait semblant, c'était évident ! 
 
- Remarquable, si je puis me permettre, madame. 
 
- Vous pouvez Piotr. Quant à l'exécution de l'hymne au Tsar, elle était trop forte et provenait sans nul doute d'une sono très mal réglée. Ce n'est pas parce que je suis vieille que je suis ignorante de la technique moderne, j'ai déjà surfé sur Internet. 
 
- Bravo madame ! 
 
- Quant aux nobles qui sont censés avoir fait le coup de feu pendant la révolution, j'ai tout inventé. Si j'avais eu en face de moi de vrais descendants, ils m'auraient détrompé sans nul doute. 
 
- Mais pourquoi n'avoir rien dit à votre petit-fils, madame ? 
 
Sveltana eut un adorable sourire pour répondre : 
 
- Ça lui fait tellement plaisir !