Quelques pas sur le sol de France
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© Jean-François COUBAU
Ça bouge dans tous les sens ! 
Je ne me sens pas bien, car je n'ai jamais eu le pied marin. 
Je suis là, dans la demi obscurité, dans la peur et la nausée, je ne sais pas ce que je fais là. 
Je me souviens . . .  
Je me suis engagé pour mon pays, la France. 
Je me revois à l'entraînement, dans les landes d'Ecosse, si loin de mes paysages du Sud-Ouest. 
Le " huggis ", c'est-à-dire, la panse de brebis farcie a remplacé le cassoulet. 
Notez que ce n'est pas mauvais , le " huggis ". 
Et le whisky, ça se laisse boire. 
Ca ne vaut pas la liqueur de poire de mon oncle, mais c'est un bon dérivatif. 
Mais je n'étais pas venu en vacances. 
Je m'entraînais durement avec des centaines de mes compatriotes, pour le grand jour. 
À nos côtés, nos camarades britanniques, venus de tout le Commonwealth, faisaient de même. 
Et voilà, nous y sommes. 
Le froid me prend. 
Et cette humidité, quelle poisse ! 
Le balancement des flots me donne envie de vomir. 
Sur ma tête, se trouve le béret vert incliné sur la droite, comme le portent les anglais. Je me sens un peu sujet de Sa Très Gracieuse Majesté, ce matin ! 
Non, je plaisante ! 
Et soudain, on y est. 
Un énorme craquement ! 
La trappe avant tombe. 
Je ne vois rien d'abord. 
Seulement de la brume, ou de la fumée. 
Dans le fracas des explosions, je m'élance. 
J'ai froid. 
Je m'avance à moitié dans l'eau. 
J'ai l'impression d'être collé au sable. 
Je me dois d'atteindre mon but. 
Et il est d'une simplicité biblique. 
Je me suis juré quelque chose de précis.  
Alors, je décolle péniblement ma jambe gauche et la pose en avant. 
Mais je suis encore à moitié immergé. 
Je ne peux concevoir de rester là. 
Mes pas doivent s'accomplir sur la terre, non dans cette vase. 
Dans un immense effort, je pose mon pied gauche. 
Aussitôt, je fais de même avec l'autre jambe, elle semble peser des tonnes. 
Mais le pli est pris. 
Alors, j'avance comme un somnambule. 
Et le miracle s'accomplit. 
J'arrive sur la terre ferme. 
Vite, un pas de plus, ça y est, j'y suis ! 
Quelle victoire ! 
Alors, je cours. 
Mais au ralenti. 
Et sous mes pieds, je sens le sol dur et ferme. 
Un pas, deux pas, puis d'autres s'enchaînent. 
J'ai gagné ! 
À ce moment, je prends conscience de la guerre.  
Nous sommes le 6 juin 1944.  
Je fais partie des commando-marine du lieutenant Philippe Kieffer. 
Devant moi et derrière moi, des hommes tombent et meurent. 
Je dois me battre maintenant. 
Je ne sais pas où est l'ennemi, mais j'entends les sifflement des balles, il est donc présent. 
Et j'entends " Mais c'est qu'on ne peut même pas se creuser un trou d'abri dans cette foutue flotte ! ". 
Creuser un trou dans l'eau ? Quelle idée saugrenue !  
Dans ce mélange de fumée et de brouillard, on ne voit rien. 
Mais les balles n'ont pas besoin d'yeux pour transpercer les chairs. 
Soudain, je sens une douleur au ventre et je m'affaisse. 
Une ombre surgit devant mes yeux. Je vois un brassard avec une croix rouge. 
C'est l'infirmier. 
" Ne t'inquiète pas, on va t'emmener ", me dit-il. 
Je suis touché, c'est certain. 
Soudain, ses yeux regardent à ma gauche. 
" Mais qu'est-ce que c'est que ça " ? lâche-t-il. 
Je me retourne et en voyant le vieux casque de la guerre 14-18, je réponds : 
" C'est celui de mon père, il le portait à Verdun ". 
Il hoche la tête. 
On me retourne et je vois le ciel. 
Vais-je mourir ou survivre ? 
Je ne sais pas. Le saurais-je ? Oui, si je survis ! 
Si . . .  
En tous cas, je suis fier, car ce matin, j'ai atteint le but de ma vie. 
Et ça en valait la peine. 
Pour certains, le but de leur vie est d'épouser telle femme, d'avoir telle situation professionnelle, de gagner au Tiercé, de découvrir les autres civilisations. 
Mon but était beaucoup plus simple et je l'ai atteint.  
Ça valait le coup de suer, de transpirer, d'être blessé, malade, déprimé. 
Mais ce matin, tout est oublié. 
Car je suis au stade ultime. Quelque chose que même la Mort ne pourra m'enlever.  
Mon but, c'était de faire quelques pas sur le sol de France !