La photo
NOUVELLES
© Jean-François COUBAU
 - Ainsi donc, tu es donc décidé ? 
- Oui, rien ne me fera reculer. 
Marcel baissa la tête devant l'intransigeance de son ami Louis. 
- Tu vas donc repartir pour le " Vieux Pays " ? dit Marcel. 
- Oui, ma décision est prise. 
- Mais les dangers sont énormes. 
- Ne me fait pas rire. Le dictateur a garanti que nos libertés seraient sauvegardées. 
- Mais cette dictature n'est pas la nôtre. 
- Oui, mais elle nous protège de nos anciens ennemis. Et puis, il y a là-bas toute notre histoire. Les tombes de nos ancêtres, nos maisons, nos villages. 
- Hum, je suppose que nos adversaires ont tout ravagé. Tu ne trouveras que des ruines. 
- Qu'importe, nous rebâtirons. 
- Soit, je n'essaye plus de te convaincre. 
Cette conversation se tenait sur le port de Marseille, en cette fin des années quarante. Les navires quittaient majestueusement le quai pour des destinations aussi lointaines qu'exotiques et Louis les regardait avec envie.  
- Vois-tu ce navire, lança-t-il. Demain, avec ma femme et mes enfants, nous pouvons nous y retrouver dessus et rentrer vraiment chez nous. 
- Et si c'était ici, chez nous ? 
- Oui, les Français nous ont bien accueillis. Même si nous sommes habitués à cette manière de vivre, je me sens encore de là-bas. Je suppose que tu ne viens pas ? 
- Non, je me sens d'ici, j'ai fait la guerre dans la défense passive et me suis fait des amis. Mes enfants sont français, je reste.  
Un long silence s'ensuivit pendant lequel chacun d'eux réfléchissait à la manière de faire changer l'autre d'avis. Ce fut Louis qui rompit le premier le silence.  
- Allons, ne fait pas cette tête-là, on vous écrira et on vous dira si tout va bien. Et alors, peut-être nous rejoindrez-vous.  
- Hum, ta lettre ne passera pas la censure si tu nous dis que ça va mal.  
- Tu as raison, mais comment vous faire savoir notre situation. 
- Je ne sais pas. 
- Il faudrait quelque chose qui délivrerait un message sans en avoir l'air. La forme de l'écriture, peut-être, ou alors des fautes d'orthographe placés judicieusement. 
- Non, les gens de la censure sont malins, ils pigeraient vite qu'on a voulu les rouler. Vous pourriez encourir les foudres de la police politique. 
- Tu as raison, je ne vois pas comment faire alors. 
Chacun se mit en devoir de penser à la meilleure manière de contourner les pièges des censeurs. C'est Louis qui trouva la solution.  
- Écoute, voici ce qu'on va faire. J'ai trouvé la solution, et personne ne verra la ruse. Lorsque nous serons au Vieux Pays, on vous enverra une photo de la famille. Si tout va bien, nous serons debout sur l'image, si nous sommes malheureux, nous serons assis. Qu'en dis-tu ? 
Marcel se mit à rire : 
- Ma foi, c'est une bonne idée. Alors, on se dit au revoir. 
- Certes. 
Les deux hommes s'étreignirent longuement, puis se séparèrent. Rentré chez lui, Marcel raconta l'entrevue à sa femme Jeanne. Celle-ci tenta de le rassurer, mais en vain.  
- Louis a choisi, dit-elle. Il est maître de son destin. Nous attendrons de ses nouvelles. 
- Attendons. 
Et les semaines passèrent, puis les mois. Toujours pas de courriers. Enfin, un an après le départ de Louis et de sa famille, une lettre arriva. Elle portait un timbre à l'effigie du dictateur, protecteur, mais aussi, prédateur du Vieux Pays. 
- Allons ouvre, dit Jeanne. Tu n'as pas oublié le code. 
- Certes pas, il vaut mieux qu'ils soient debout plutôt qu'assis. 
- Je regarde. 
D'une main tremblante, Marcel ouvrit l'enveloppe. Il en tira la lettre, puis une petite photo qu'il regarda. Elle le vit blêmir.  
- Alors, lui dit sa femme, debout ou assis ? 
Il lui tendit l'épreuve. Stupéfaite, elle la regarda et son sang se glaça dans ses veines. 
Sur la photo, tous les membres de la famille étaient couchés sur le sol !