Le clochard
NOUVELLES
© Cathy ESPOSITO
Je suis Hargone, l'immortel, je vais tuer les Mitres qui ont envahi ma chambre. Pan ! j'ai tiré sur la première avec mon laser, elle est morte. Ce soir, elle ne viendra plus m'embêter, au moins. Je n'ai pas peur, mais j'en ai marre que ces monstres se cachent sous mon lit quand maman n'est pas là. 
- Nicolas ! 
- Oui, maman. 
- Il est l'heure d'aller à l'école, prends ton cartable, je t'attends. 
 
Pan ! j'ai tiré encore une fois. Je l'ai ratée. Dès que je rentre tout à l'heure, je me battrai à nouveau. Je finirai par toutes les avoir.  
- Allez hop, en voiture, combattant des ténèbres ! 
- Ne te moque pas de moi, maman. D'abord, comment tu sais ? 
- Je ne me moque pas de toi, je suis très fière, au contraire, j'ai eu 7 ans moi aussi et je sais que tu possèdes une imagination débordante. 
 
Au croisement de ma rue et du boulevard principal, maman a freiné et je l'ai vu venir vers nous. Il s'est mis à danser devant le capot de notre voiture. Il a l'air sale. Tous les matins, il joue la même scène. 
 
- Pourquoi fait-il cela, maman ? 
- C'est un Monsieur très pauvre, il demande de l'argent. 
- Pourquoi en dansant ? 
- Parce qu'il pense qu'il va nous amuser et que nous allons lui donner une petite pièce en retour. 
- Tu ne lui en donnes jamais, pourquoi ? 
- Parce que je ne peux pas le faire tous les jours, sinon c'est à nous qu'il manquera de l'argent ensuite. 
- As-tu envie de rire en le voyant danser ? 
- Non. 
- Alors, c'est raté, son truc. S'il ne fait pas rire, il n'aura pas de pièce. 
- Ce n'est pas si simple de faire rire. 
- Moi, je le trouve comique avec son nez de clown. 
- Moi, je vois de la détresse au fond de ses yeux et je n'ai pas envie de rire.  
- Alors, aide-le ! 
- Je ne peux pas, Nicolas, je viens de t'expliquer pourquoi. Voilà, nous sommes arrivés à l'école, embrasse-moi, à ce soir. 
 
Pan ! je viens de tuer une autre Mitre. Deux de moins. Maman va venir me dire bonne nuit et puis elle va partir. Elle croit que je ne sais pas qu'elle sort tous les soirs. Elle attend que je m'endorme, elle vient vérifier, puis elle part. Moi, je fais semblant de dormir. J'ai envie de lui demander où elle va, mais je ne le fais jamais. 
 
- Bonsoir, mon bouchon, à demain. 
- Bonsoir maman. 
- Dors bien ! 
- Maman…. 
- Oui ? 
- ….non rien. À demain. 
 
Elle est partie. Je sors mon laser de dessous les draps et je vais m'occuper des Mitres qui restent. 
 
- Maman, il est encore là ! 
- Oui, il est là tous les jours. 
- Personne ne lui donne de pièces, ça veut dire qu'il n'arrive pas à les faire rire. 
- Les gens sont pressés d'aller travailler, ils sont de mauvaise humeur. 
- Moi, j'aurais honte à sa place. Il essaie de faire un spectacle et personne ne le regarde. Les gens tournent la tête. Il est ridicule. 
- Je ne sais pas ce qui est le plus ridicule, lui où ceux qui font semblant de ne pas le voir. 
- Tu le ferais, toi ? 
- Allez, on est arrivé, embrasse-moi, à tout à l'heure ! 
 
Et si j'avais tué toutes les Mitres qui se cachaient sous mon lit ? Il est tard. Maman est partie. Je suis seul dans la maison. Je n'arrive pas à dormir. Je suis sûr qu'il y a encore des Mitres planquées dans mon armoire. Je sors mon laser de dessous les draps et je me bats à nouveau. 
 
- Il doit avoir froid à danser sous la pluie ce matin. 
- Probablement. 
- Il ne te fait pas de peine, à toi ? 
- Si. 
- Tu n'as pas l'air ennuyée, pourtant. 
- Écoute, Nicolas, je n'ai pas que ça à penser. J'ai d'autres soucis. 
- Lesquels ? 
- Tu es trop petit pour que je t'en parle. 
- C'est à cause de ton travail ? 
- Nicolas ! Tu sais bien que je ne travaille pas.  
- Comment gagnes-tu l'argent pour manger alors ? 
- J'ai des économies. 
- Donne-lui une pièce, alors. 
- Je n'en ai pas beaucoup.  
- Alors, travaille ! 
- Nicolas, ça suffit, embrasse-moi, à ce soir. 
 
J'ai parlé avec Victor. Il m'a dit que ma mère devait avoir un copain qu'elle allait voir tous les soirs. Il m'a dit que je devrais lui poser la question. Si je ne risquais pas de me faire taper dessus, autant tenter le coup.  
Et si c'était son secret ? Qu'elle ne veuille pas m'en parler ? Moi, j'ai des secrets que je veux garder. J'ai une idée. Je ne vais pas dormir ce soir, je vais l'attendre. C'est déjà arrivé une fois, que je la surveille avant qu'elle parte. Je m'étais glissé hors de ma chambre et je l'avais vue se préparer. Elle était jolie. Maquillée avec du rouge et habillée en noir. Jamais, dans la journée, je ne l'avais vue porter des chaussures aussi hautes. N'avait-elle pas froid avec cette jupe courte ? Il devait être content, son copain, de la voir si belle ! Pourquoi est-ce qu'elle ne me le montrait pas ? 
- Bonne nuit, Nicolas, dors bien ! 
- Bonne nuit, maman, dis-moi… ? 
- Oui, quoi ? 
- Où tu vas ?  
- Me coucher. 
- Je ne te crois pas. 
- Mais, si, mais si. 
- Non, je t'ai vue te préparer pour sortir. Tu es habillée sous ta robe de chambre. 
- Nicolas… 
- Non, tu mens, c'est pas bien. J'en ai marre d'être seul. 
- Il faut que tu comprennes que je dois travailler pour gagner de l'argent. 
- Je croyais que tu avais des économies. 
- C'est faux. Je travaille. 
- Qu'est-ce que tu fais comme travail ? 
- Je….je… 
- Tu dois porter un uniforme, comme ce soir ? 
- Oui, c'est ça. 
- Et qu'est-ce que tu fais avec cet uniforme ? 
- Je danse, voilà je danse. 
- Dans la rue ? 
- Non dans un … restaurant. 
- Et les gens te donnent des pièces. 
- Non, le propriétaire du restaurant me paie. 
 
La porte de ma chambre s'est refermée sur maman et son sourire. J'ai l'impression de savoir quelque chose d'important à présent. 
- Tu danses mieux que lui, maman, dis-moi ? 
- Oui, j'espère.  
- Tu es rentrée à six heures ce matin. 
- Comment sais-tu ça ? 
- Je t'ai attendue. Tu danses tard. 
- Nicolas, je voudrais que tu arrêtes de m'observer et de me questionner. Vis ta vie de petit garçon et ne te pose pas de question sur les activités des grands. 
- Si tu avais un copain, tu me le dirais. 
- Oui, stop maintenant. 
- Je te promets que je ne t'ennuierai plus si, une fois, une seule fois, tu m'emmènes avec toi. 
- Bon sang, pourquoi ? Tu veux vérifier si je danse bien ? 
- Oui. 
- Je ne peux pas te faire venir.  
- Pourquoi ? 
- Parce que, nom de…ce n'est pas pour les enfants. 
- Tu fais des choses laides, alors ? 
- Oui, pour gagner de l'argent, pour pouvoir nous nourrir, pour pouvoir payer le loyer de cet appartement et payer les réparations de cette épave roulante. 
- Ce que tu fais est plus ridicule que ce qu'il fait lui ? 
- Non, plus moche, c'est tout. 
- Alors, ça va. 
- Comment ça ? 
- Je ne veux pas que les gens te regardent comme ils le regardent, lui. 
- Je me fous des autres, l'essentiel, c'est que, toi et moi, on s'en sorte. 
- Je suis d'accord. 
- Très bien, alors plus de questions. 
- Promis. 
- À tout à l'heure. 
 
Je ne me sens pas très bien, je ne sais pas pourquoi. J'ai un peu mal au cœur. J'ai découvert le secret de maman et je ne suis pas plus content. Ce soir, elle est partie comme d'habitude, mais sans se cacher. 
 
- Je n'ai pas trouvé ce vieux bâton dans ton lit, ce matin, Nicolas, qu'en as-tu fait ? 
- Je n'en ai plus besoin. 
- Pourquoi baisses-tu la vitre ? 
- Je vais lui donner une pièce de ma tirelire.  
- Mais…. 
 
Il m'a fait un clin d'œil. 
 
- Voilà, on est arrivé. 
- Au fait, je voulais te dire que j'ai décidé d'arrêter de m'imaginer qu'il y avait des monstres dans ma chambre. 
- Ah oui ! 
- Ce n'est plus utile. Et puis c'était bête. 
- Tu sais, Nicolas, quand je te voyais te battre avec un monstre imaginaire, même si c'était idiot, je te trouvais admirable. 
 
J'avais envie de lui dire la même chose mais je ne savais pas comment, alors j'ai souri.