L'armoire
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© Bénédicte KREBS
Deux mois déjà que Lise a emménagé dans sa fermette. Elle en rêvait depuis dix, vingt ans… Peut-être même plus, et c'était chose faite. Une vieille ferme, trois pièces de vie en état, deux chambres rustiques, un grand débarras, une grange, une cour intérieure. Tout cela à elle, acquis au prix d'économies sévères.  
Oui de nombreuses privations mais vite oubliées devant la beauté des lieux, et l'immense joie de posséder enfin son domaine, un endroit pour sa vie. 
 
Certes elle était seule. Seul hic dans son rêve de demeure bucolique, champêtre ou simplement proche de la nature, cette solitude qu'elle portait comme un fardeau. Elle avait imaginé sa ferme retapée, modernisée, confortable pour elle, son mari, quelques amis de passage, des enfants, des petits enfants. Elle rêvait de partager son atelier de peintre dans le grenier, ce grand grenier rendu lumineux par de nouvelles ouvertures, haut perché, dominant la vie qui grouillerait autour des arbres de la cour. 
 
Mais la vie en avait décidé autrement.  
Plus durement.  
Elle l'avait son rêve, sa maison, son atelier mais sans aucune autre âme pour en égayer les grandes pièces. 
 
Pire qu'un fardeau de vie, un frein intellectuel, un obstacle à sa créativité.  
Personne pour admirer ses tableaux !  
Et personne pour vivre avec elle ce qui restait de sa vie, elle avait peur de la vieillesse tout autant que de la solitude. 
 
Elle ne pouvait se résoudre à abandonner son rêve, elle voulait voir d'autres personnes vivre dans son nouveau domaine, en apprécier comme elle la beauté, le confort. 
Sa dernière idée pour ne pas vieillir seule, créer un petit appartement, héberger le temps des semaines d'été quelques vacanciers, des couples, avec peut-être un enfant. La possibilité de faire des rencontres, de se faire des amis, d'avoir des habitués qui reviendraient d'un été sur l'autre, qui sait ? 
Enfin un début de solution à cette solitude qui l'empêchait de vivre, qui la bloquait même dans son imagination lorsqu'elle peignait. 
 
Encore des tonnes de travaux à finir, le toit, le débarras à retaper, à transformer en mini studio. 
 
Elle avait lu ce matin encore sur un site dédié aux artistes, cette petite citation qui pourrait bien lui gâcher sa journée si elle ne se décidait pas à prendre la vie du bon côté quoi qu'il arrive. " On ne peut s'empêcher de vieillir, mais on peut s'empêcher de devenir vieux. " Son maître MATISSE avait dit cela, et comme il avait raison. 
 
Bien décidée à prendre son destin en mains, elle allait entreprendre tout ce qu'elle pouvait pour bien vivre les prochaines années dans sa fermette de rêve. 
 
Lise avait débarrassé le plus gros des objets hétéroclites qui avaient été accumulés dans ce débarras par les précédents propriétaires des années durant.  
Elle n'avait rien gardé, tout avait été donné à la communauté d'Emmaüs ou simplement jeté. Elle avait chargé elle-même ces vieilles choses dans son KANGOO, véhicule moderne et bien pratique pour peintre qui bat la nature ou pour déménageuse d'occasion. 
 
Seuls restaient maintenant de vieux meubles trop lourds pour elle, trop encombrants pour sa voiture. Lise attendait avec impatience les compagnons déménageurs qui lui avaient promis de venir cet après-midi.  
Une table en bois, avec un plateau bien épais, usé par place, patinée, belle pièce mais hors de propos pour le studio qu'elle voyait naître sous ses doigts, croquis après croquis… une armoire, presque dissimulée dans le mur du fond.  
Une " armoire de mur " comme l'appelaient les vieux du coin, une armoire peu profonde, dont la taille ajustée à la niche du mur l'avait d'abord rendue invisible aux yeux de Lise qui ne l'avait découverte qu'après avoir débarrassé la pièce, arraché les rideaux, jeté les affreux tableaux… tous ces objets qui dissimulaient des murs en bien triste état. 
 
Cette armoire fermée à clé gênerait pour la mise en place des nouvelles cloisons. 
 
Elle serait jolie pourtant, si quelqu'un se donnait la peine de la décaper, de la cirer.  
Elle pourrait avoir une seconde vie ailleurs, au sein d'une autre maison aux murs épais dans lesquels elle réussirait encore à se glisser. 
 
Elle aurait aimé l'ouvrir, en trier le contenu, en toucher chacune des planches intérieures de ses mains d'artiste, sensibles aux belles choses, au vrai bois… avant de s'en défaire mais impossible de mettre la main sur les clés. Aucune de celles qu'elle avait trouvées pendues dans la cuisine, juste au dessus de la vieille cuisinière à charbon ne correspondait à cette armoire, et elle ne pouvait se résoudre à en forcer la porte au risque d'abîmer définitivement ce bois si doux. 
 
Les déménageurs sauraient l'extraire et l'emporter telle quelle, poussiéreuse, fermée et pleine. Sans doute lourde, son bois noble seul devait déjà peser un bon poids. 
 
Et ces vieux barils, de vieux fûts de chêne peut-être, bien abîmés, pourris même pour la plupart d'entre eux, sans doute destinés au feu une fois leur cerclage métallique séparé des planches si disloquées. Même détériorés, les fûts racontaient une vie d'antan, manuelle qui demandait force et persévérance. Ils exhalaient une odeur mélangée de vieux bois, d'alcool, de poussière, non désagréable, attendue dans un tel lieu, réconfortante. 
 
Une fois la pièce vidée, les travaux commenceraient vraiment. Décapage des sols, pose de cloisons blanches, pour créer une cuisine à l'américaine déjà choisie, d'un beau rouge et ultra-moderne. Une belle cloison ajourée par place de quelques pavés de verre, toujours cette obsession de couleurs et de lumière, pour donner à la salle de bains, une lumière issue de la cuisine, cette dernière cloison là, juste en lieu et place de cette drôle de petite armoire. Pose des velux, véritables puits de lumière qu'elle jugeait indispensables au confort du studio, pose des éléments des sanitaires, gris et blancs, déjà livrés, stockés dans la cour, sous d'épais emballages.  
Et le tour serait joué. Qui s'attendrait à découvrir ce studio moderne, clair et bien équipé au sein de cette fermette rustique ?  
Confort, design et rustique se mélangeraient, comme sur ses toiles, sans choquer l'œil, en pleine harmonie. 
 
Lise était contente, satisfaite de son projet, sirotant un café en attendant les déménageurs. Le café a toujours des effets apaisants sur elle, apaisants pour les soucis quotidiens mais catalyseurs de sa créativité… elle voyait déjà ses premiers clients, des premiers amis, des premières soirées d'été à papoter de rien, de la vie pour faire connaissance. Ses tableaux qu'elle pourrait montrer, des avis qu'elle prendrait pour affirmer encore son coup de pinceau, rien que du bonheur en perspective. 
 
Impossible de la bouger cette armoire. Si bien ajustée au trou dans lequel elle niche depuis si longtemps, si bien là qu'aucun des deux gars, pourtant de vrais costauds, n'avait le cœur à la fendre d'un coup de la cognée que Lise, la mort dans l'âme, leur tendait pourtant. 
 
L'armoire résistait, les premiers coups n'eurent aucun effet. Comme si la cognée se trouvait soudainement trop molle, trop fragile pour détruire ou pour simplement altérer les panneaux de bois du petit meuble. 
 
Ces difficultés eurent raison de la volonté des deux hommes qui décidèrent de revenir le lendemain mieux armés, munis de divers outils. Surtout des cordes, des serre-joints qu'ils bricoleraient afin d'en glisser une extrémité entre le mur et le dessus de l'armoire, d'y glisser les cordes et de disposer ainsi d'une prise sûre pour tirer ensemble et coucher sur le sol la récalcitrante. Cette armoire qui retardait le chantier, se permettait de donner à chacun soucis et travail supplémentaire. 
Ils s'attaquèrent aux autres objets à emporter qu'ils chargèrent avant de rentrer. 
 
Mais lise constata le lendemain le même découragement dans les yeux des deux hommes. Aucune possibilité de glisser un outil, ni même une corde derrière ce drôle de petit bahut qui se permettait de les narguer plusieurs jours durant. 
 
Décision fut prise alors de laisser derrière la cloison, l'armoire, qui se retrouvait alors pour moitié dans la cuisine, et pour l'autre moitié dans la salle de bains. 
 
Finalement l'effet de ce vieux meuble coupé en son milieu par une cloison, dans ce joli studio enfin terminé et prêt à accueillir les premiers clients ressemblait à la signature de la maison. Comme si le passé et le futur qu'on associait inconsciemment au design des éléments de cuisine et de la salle de bains, se mélangeaient. Un brin de charme d'antan dans ces deux pièces si dirigées vers le moderne. 
 
Les clients se succédaient. 
Mais aucun de ceux reçus ne souhaitait rester plus qu'une seule nuit. 
À chaque fois le même schéma. Les clients arrivaient, un couple, des jeunes, des moins jeunes, de tout horizon. 
Ils semblaient séduits par le site, se réjouissaient à l'idée d'habiter quelques jours ou envisageaient même pour certains de rester quelques semaines dans ce petit studio si bien équipé.  
Et tous repartaient dés le lendemain matin, non sans avoir inventé une cause valable à leur départ précipité. Un coup de fil les rappelant au chevet d'une mère mourante, d'un enfant malade, un oubli d'un évènement personnel, la perte d'une carte bleue, une soudaine rupture de leur couple,…, une fuite d'eau, on les avait prévenus le matin même, ou tout autre désagrément impromptu leur permettant de mettre les voiles. 
Lise recevait étonnée, mais sous un masque imperturbable ces raisons de départ. 
 
Ses objectifs étaient par terre. 
Non seulement elle n'avait jamais le temps de faire plus ample connaissance, aucune occasion pour elle de passer des soirées à discuter, mais plus grave encore, aucun moyen de rentrer dans les frais que les travaux avaient occasionnés. 
Lise se décida à tester elle-même la vie dans le studio. 
Elle prévoyait d'y passer quelques jours et de tester chacun des appareils électriques, chacun des sièges, à chaque heure du jour et de la nuit et de trouver ce qui clochait. 
 
Tout comme ses locataires, elle ne souhaitait pas au petit matin passer une autre nuit dans ce studio. 
Fort agréable le jour, très angoissant la nuit. 
La nuit noire à peine installée, les bruits commençaient. 
D'abord faibles, à peine audibles, pas du tout compréhensibles, ils s'amplifiaient jusqu'à devenir aussi clairs que des voix de personnes humaines. Des voix qui viendraient alternativement de la cuisine et de la salle de bains. 
 
Elle en avait cherché l'origine dés les premiers chuchotements. Armée de courage et de la poêle au fond " toutes plaques de cuisson " qui en faisait un ustensile lourd et rassurant.  
Elle en avait trouvé la source rapidement.  
Des petits bruits de discussions et de fourchettes qui s'agitent, de verres qui tintent dans un joli brouhaha de repas. Le genre repas familial animé, dont le bruit d'abord fortement assourdi, s'était permis d'envahir l'armoire au fil des minutes qu'elle passait assise tantôt dans la cuisine, tantôt dans la salle de bains, l'oreille collée à la porte condamnée du petit meuble, l'épaule lourdement appuyée sur la cloison qui séparait ces deux pièces et coupait en deux la petite armoire. 
 
Pas un repas de famille, non. 
Un repas d'adieu, celui que l'on donne suite à des obsèques. 
Celui qui voit réunie en une assemblée plongée habituellement dans un seul et même chagrin, celui causé par la récente disparition de l'être cher, une famille toute entière entourée de ses amis les plus proches. 
Mais qui ici prenait des dimensions de repas de règlement de comptes entre branches rivales d'une même famille. 
Deux branches qui se disputent un magot, un héritage occulte, un don, un droit à la sorcellerie ou ? Quelque chose dans le genre, le droit de décider de la vie ou de la mort ?  
Elle n'est pas sûre de ce qu'elle entend, le bruit maintenant fort est masqué par des chants, elle tend l'oreille, se crispe sur la porte mais les bruits cessent d'un coup au lever du soleil. 
 
Hagarde elle reste encore de longues minutes assise sur le sol. 
Elle se souvient de la mise en garde des anciens, de leurs sourires quand elle allait au village acheter de quoi commencer ses travaux de rénovation. 
Sa maison est hantée.  
Enfin son armoire est hantée. 
Elle comprend enfin les inscriptions qu'elle avait feint de ne pas voir. 
" Le diable, je suis bien obligé d'y croire, car je le sens en moi ! " de Charles Baudelaire.  
Cette maxime décorait chaque porte de la fermette, des dépendances. Elle avait fait emporter toutes ces portes par les déménageurs, elle pensait échapper à l'inscription troublante qu'elle se refusait à lire. 
Elle venait de la deviner sous ses doigts, gravée sur la porte de la petite armoire. Ancrée dans le bois, cachée par l'usure, patinée et rendue illisible à des yeux peu curieux, mais déchiffrables sous ses doigts habitués à toucher le bois, la pierre, la toile. 
Elle n'avait pas voulu voir dans ces inscriptions, dans le sourire des villageois, dans le prix raisonnable de cette immense bâtisse le moindre signe alarmant. 
 
Elle venait d'entendre les esprits se plaindre de la nouvelle luminosité des lieux, contraints alors à se réfugier dans l'armoire, vestige du passé et obstacle sûr à l'intensité omniprésente du soleil durant la journée. 
 
Contraints aussi d'habiter tous cette seule partie sombre de l'appartement nouvellement restauré, au design si clair, qu'elle avait voulu si pur de lumière. 
 
Tous ensemble réunis dans la pénombre du petit meuble. 
 
Cette amoureuse de lumière, la voilà sinon habitante sinon propriétaire de la maison du diable, le prince des ténèbres.