Le géant des mers
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© Jean-François COUBAU
- Tu vois, petit, ce navire était maudit. 
Ainsi venait de parler Murdoch, l'ouvrier des chantiers navals, à son apprenti Mark. Ils étaient sur le pont d'un navire mythique, le Great-Eastern. L'énorme travail de démolition était déjà bien entamé. On avait adjoint à l'ouvrier écossais, un jeune homme sympathique et plein d'entrain.  
 
- Pourquoi dis-tu ça ? demanda le garçon.  
- Parce qu'il n'a eu que des ennuis depuis sa construction. Pense un peu que même aujourd'hui en 1889, on a du mal à imaginer ce qu'il fut sur le plan technique. Mon frère y a été matelot pendant cinq ans. Ce géant des mers était en avance d'un demi-siècle sur son temps lorsqu'il fut lancé. Il mesurait plus de six-cent pieds, a été le seul bateau à avoir à la fois des roues à aube et une hélice. Cinq mats pouvaient l'aider à accélérer l'allure. Il faisait cinq fois le tonnage du plus grand navire de l'époque. Il y a même eu un roman là-dessus, rédigé par un français, Jules Verne, sous le nom de " Une ville flottante ". Tu te rends compte, mon garçon ? 
- Je vois. J'ai entendu pas mal d'histoires, mais sont-elles vraies ? 
- Sûr qu'elles sont vraies. Mon frère pourrait t'en parler. 
 
- Il parait qu'il était hanté, ce navire. 
- On le dit. Alors écoute mon gars, je vais te conter ce que mon frère m'a dit. Ce qu'il a pu voir et entendre. 
- Je t'écoute. 
 
Murdoch prit sa pipe, bâtit son brique d'amadou et alluma sa pipe. S'appuyant sur une coursive, il attaqua : 
- Ce monstre des mers pouvait transporter quatre-mille passagers, performance inégalée à ce jour. Il fut conçu par Isamard Kingdom Brunel, un des plus brillants architectes navals de notre siècle. Si on avait utilisé ce navire pour l'Extrême-Orient, l'exploitation aurait été rentable, mais on l'a affecté à l'Atlantique nord, alors . . .  
- Alors ? 
 
- Alors, peut-être ce géant a-t-il " senti " qu'il était mal employé, il a donc réagi à sa façon, va savoir. Mon arrière-grand-père, qui avait connu la marine à voile disait que les navires ont une âme.  
- Tu crois que le Great-Eastern était vivant ? 
- Je ne sais pas. En tout cas, il était maudit. À sa construction, il y eu " seulement " quatre ouvriers tués, ce qui est relativement peu, plus un spectateur. De plus, un ouvrier et son apprenti disparurent. On ne sut jamais ce qui leur arriva. L'augmentation du prix des tôles ruina les commanditaires et Brunel s'arrangea pour se procurer des fonds et travailla sans salaire. Le jour du lancement, on s'aperçut avec terreur que le navire, de par sa taille, risquait de soulever une énorme vague noyant les spectateurs. On fit arrêter l'opération, mais le navire resta trois mois bloqué. 
 
- Ça alors ! 
- C'est ainsi. Le navire couta plus de cinq millions de dollars américains. L'amirauté n'en voulut pas comme bateau de guerre, ni même comme transport de troupe. Il fallut constituer une nouvelle compagnie qui le racheta huit-cent mille dollars seulement. Brunel eut une crise cardiaque sur le pont et mourut une semaine plus tard. 
- Il est presque mort sur son bateau, c'était presque une belle mort. 
- Oui, mais si tu veux mon avis, je préfère une moche vie à une belle mort.  
- Sans doute, mais quelle est la suite de l'histoire ? 
 
- La suite ? Il prit donc la mer et prouva qu'il était le navire le plus rapide du monde. Mais dès le début, une cheminée explosa et cinq chauffeurs furent tués et dix blessés. On le ramena au mouillage et une tempête l'entraina au large et le dévasta en partie. Il fut réparé, mais trois mois plus tard, le capitaine et deux membres d'équipage se noyèrent. La compagnie fut réorganisée. 
- Quelle poisse ! 
- Tu peux le dire. Le Great-Eastern partit ensuite pour l'Amérique, avec à peine trente-cinq passagers. Il employait du charbon de mauvais qualité et de la fumée se répandait dans le salon des premières classes, qui dut être abandonné. Et en arrivant à New-York, il endommagea une de ses roues à aubes. 
- Encore des ennuis ! 
 
- Mais oui. Des centaines de visiteurs embarquèrent. Mais des bagarres éclatèrent, des marins furent tués ou blessés, il y eut des accidents mortels. Une journée de sortie en mer fut organisée et tourna au cauchemar. Des bagarres dues à l'alcool, aux jeux de dés et de cartes, causèrent des blessés. Un tuyau ayant crevé dans la cambuse rendit les provisions immangeables. Il fallut distribuer aux passagers des biscuits de l'équipage, ce qui engendra de violentes protestations. N'ayant pas assez de lits, les matelots louèrent des matelas qu'ils avaient fabriqués eux-mêmes, ce qui causa de nouvelles colères.  
- Eh bien, quand la malchance s'en mêle . . . 
 
- Tu peux le dire. Pendant la nuit, il se mit à pleuvoir et les cendres des cheminées tombèrent sur les passagers ayant dormi sur le pont, qui se retrouvèrent plus que sales. On avait prévu d'aborder la côte pour que les passagers puissent se laver, mais le navire s'écarta sans trop de raison et ce ne fut pas possible. Cela fut noyé dans l'alcool qui était abondant à bord. Finalement, on arriva à destination et les passagers débarquèrent avec soulagement.  
- Quelle traversée ! 
 
- Tu peux le dire. Au retour en Angleterre, il aborda une frégate britannique. Mais il ne put retourner en Amérique car la guerre de Sécession l'empêchait de forcer le blocus. Il fit donc des navettes entre l'Europe et le Canada, mais ne put rentabiliser car il n'arrivait jamais à remplir ses cales à pleine charge. Chaque fois qu'une tempête l'assaillait, elle le malmenait car sa machine n'était pas assez puissante pour le sortir d'affaire. I y avait systématiquement des blessés et même parfois des morts. 
- Ça devait être angoissant de naviguer à son bord, non ? 
- Tu peux le dire, mon frère l'a vécu. Enfin, un jour on employa le navire à dérouler le câble transatlantique entre l'Europe et l'Amérique. La première fois, le câble cassa. Puis, il réussit enfin avec un autre câble. Une compagnie française l'affréta et fit faillite. 
 
- Et qu'en fit-on alors ? 
- Il termina comme navire-câblier, rôle dont il se tira assez bien. Puis, à la mise en service de navires câbliers plus modernes, on l'oublia dans un coin, où il constitua une gêne pour le port. Et finalement, on décida de le démolir, c'est pourquoi, nous sommes là. 
 
L'apprenti se mit à réfléchir à cette sinistre litanie de malheurs et d'accidents. Le sort semblait s'être acharné sur ce magnifique navire, qui aurait dû être l'orgueil de l'Angleterre et qui finalement ne fut qu'un boulet nautique. 
 
- Allons garçon, il faut se remettre au travail.  
Reprenant les outils, ils se mirent à démonter un caisson métallique. Les rivets, posés autrefois, étaient difficiles à casser, mais avec de la patience, ils finirent par enlever le panneau d'acier. Ils le posèrent à côté et Murcdoch dit : 
- Maintenant, on va entrer dans le caisson, pour démonter le reste. Vas-y, allume la lanterne. 
 
Saisissant l'objet désigné, Mark mit le feu à la bougie et entra dans le caisson, suivi de Murdoch. Une indicible angoisse le tenaillait lorsqu'il buta sur quelque chose. Abaissant la lanterne, il vit soudain deux squelettes et ne put s'empêcher de faire un bond en arrière en criant : 
- Ah, regarde ! 
 
La voix de Murdoch le rassura : 
- Du calme mon garçon. Ils ne te feront pas de mal. 
- Mais qui sont-ils ? 
- Probablement ce qui reste de l'ouvrier et de son apprenti disparu à la construction. Lorsqu'on les a enfermés accidentellement, le bruit du chantier a dû couvrir leurs cris et on les a emmurés vivants ! 
- Oh, mon dieu, je comprends pourquoi le navire était maudit. 
- Sans doute. Viens avec moi, on va prévenir les autorités, elles sauront quoi faire. 
 
Tous deux remontèrent les échelles. La peur se lisait maintenant sur le visage du jeune Mark. Toutes ces histoires de malchances, de morts et d'accidents avaient enfin trouvé leur dénouement. 
 
Il ne pouvait savoir que ces tôles seraient récupérées et utilisées vingt ans plus tard, pour la fabrication d'aménagements intérieurs d'un immense paquebot nommé " Titanic " !