L'intruse
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© Line Laurence GIOAN
 
 
La petite porte grillagée qui terminait la clôture, entourant le jardin de cette vieille maison que Jeanne avait acquise, il y a plusieurs années, pour y vivre et y finir sa vie, était grande ouverte ; ce qui intrigua Monique, son aide à domicile qui, depuis quelques jours, venait s'occupait de ses tâches ménagères. 
 
"C'est bizarre, se dit-elle, je l'avais pourtant bien fermée en partant hier soir ! Elle franchit les quelques pas qui la séparaient de l'entrée de la maison, les clés à la main et, surprise… elle n'eut qu'à en pousser la porte qui elle aussi était entrebâillée : 
- C'est quoi ça ! 
 
Elle l'ouvrit alors énergiquement, la plaquant au mur… tout était silencieux. Elle appela : 
- Jeanne ! 
 
N'obtenant pas de réponse, elle gravit avec angoisse le petit escalier qui menait du vestibule à la chambre ; Jeanne l'accueillit avec un léger sourire :  
- Pourquoi vous criez comme ça, Monique ?  
- Mais enfin, Jeanne, qu'est-ce qui se passe ! Tout est ouvert : la porte du jardin, la porte de la maison…Quelqu'un est venu ?  
- Ce doit-être ma nièce, elle est arrivée hier soir à l'improviste et… 
- Et comment vous avez fait pour lui ouvrir ? J'espère que vous n'avez pas pris l'escalier ! 
- Avec ma jambe, vous rigolez !...Le fait est, qu'elle est entrée chez moi. Comment ? Je ne sais pas ! 
 
- Je vous assure qu'en vous quittant hier soir, j'avais tout bien fermé. Et elle est où ? Je ne savais pas que vous aviez une nièce, elle va vous tenir compagnie…  
- Elle est partie très tôt ce matin, enfin je crois, et d'après ce que j'ai compris, elle ne rentrera que très tard dans la soirée ; pour ce qui est de sa compagnie, je m'en serais bien passée. 
 
- Vous semblez contrariée Jeanne…Tout va bien ? 
- Oui, oui, ne vous inquiétez pas, ce n'est pas ma sciatique qui va m'empêcher de gérer la situation ! 
- Vous me rassurez ! Mais ça va beaucoup mieux… si descendre l'escalier vous est encore pénible, vous pouvez déjà vous lever et marcher alors… Vous avez bien pris vos médicaments ce matin ?  
- Qu'est-ce que vous croyez ! J'ai encore toute ma tête ! 
- Et du répondant, je vois ça !... Vous êtes sûre que tout va bien ? 
 
- Mais oui, passez-moi donc ma canne et s'il vous plaît, allez me faire un bon café et donner un peu de vie à cette maison : ouvrez-moi toutes ces fenêtres du bas ! Pour la toilette, je vais me débrouiller toute seule ! 
- Bien chef ! 
 
Monique, l'aide à domicile partie, Jeanne sortit de sa chambre et se dirigea vers l'autre chambre de la maison qui faisait face à la sienne ; prudemment, elle colla son oreille à la porte - de toute évidence l'intruse était encore là - puis, à l'aide de sa canne, elle y frappa deux grands coups : 
- Je vois que tu es toujours là !... Alors, ouvre-moi cette porte et dépêche-toi avant que j'appelle les autorités ! 
- Ah, non ! S'il vous plaît, ne faites pas ça, cria Rosalie en ouvrant la porte, j'allais partir quand j'ai vu arriver quelqu'un… 
 
- Apparemment, tu sais crocheter les portes mais tu ne sais pas les fermer ! Tu croyais quoi ? Trouver la poule aux œufs d'or dans ma maison ! 
- Je vous l'ai dit, je croyais la maison déserte, et je ne voulais pas passer la nuit dehors. On m'a tout pris mon sac, mon portable, je n'ai plus rien. 
 
- C'est qui ça " On " ?  
- Des copains que j'ai rencontrés et qui m'ont proposé une virée, je ne me suis pas méfiée, mais bon… j'en avais marre d'être seule et dans la rue et je me suis dit que peut-être… 
- Ils allaient t'offrir le gîte et le couvert ! Est-ce que par hasard tu vivrais dans la rue ? Fugueuse, voleuse ou clocharde ? Ta famille, elle est où !  
- Je n'ai plus de famille. 
 
- Et ta vie, c'est de t'introduire chez les gens ! De vivre de petits larcins parce que, je suppose, tu n'as ni travail, ni toit… Je me trompe ! 
- J'ai fait quelques petits boulots par ci, par là…J'ai tout perdu à la mort de ma grand -mère…j e pourrais vous aider, je vois que vous marchez avec une canne, je sais faire la cuisine, le ménage…  
- Ne t'emballe pas ! Ma canne c'est du provisoire, et puis comment savoir si tu ne me racontes pas des craques ! Il existe pourtant des institutions qui recueillent les jeunes personnes comme toi, sans famille, sans ressources, sans domicile ; c'est dangereux de vivre dans la rue ! 
 
- Je préfère être libre et faire ce que je veux ! 
- Et rebelle en plus…Si c'est pas malheureux de voir ça ! 
 
- C'est facile de faire la morale quand on a tout sous la main, ma morale à moi, c'est la débrouille et je n'ai pas demandé de vivre cette galère ! Je fais comme je peux, alors les interrogations ;ça suffit, je m'en vais et désolée pour le dérangement !  
 
Jeanne lui barra alors le passage avec sa canne : 
- Tout doux ma belle ! C'est ici que ça se passe et moi, je n'ai pas fini !  
- Vous savez ce n'est pas votre canne qui va m'empêcher de partir ! Vous voulez quoi ? Je ne suis pas une voleuse et je vous ai tout dit. 
- Pas tout non, mais je suppose que tu dois avoir faim, alors arrête de m'embrouiller avec tes salades et descends dans la cuisine, espèce de petite effrontée ; tu trouveras bien quelque chose dans le frigo et ensuite, la salle de bain, tu vois, est à droite, tu sais ce qui te reste à faire… A toi de voir si le programme te convient ou si tu préfères retourner à tes errances ! 
 
- Et pour la suite ? 
- Commençons par le début. 
- Je vais réfléchir ! 
- Réfléchis pas trop longtemps, je pourrais changer d'idée et enlève-moi ce crochet qui te pend au nez, ça t'allègera le cerveau et te rendra plus aimable !... Et au fait, c'est quoi ton nom ?  
- Rosalie…Rosalie Dupont.  
- Ça me plaît bien… allez file ! 
 
Rosalie partie, Jeanne retourna dans sa chambre en se dirigeant vers son fauteuil, posté comme toujours devant la fenêtre qui donnait sur le jardin en bougonnant un : " sale gamine " teinté d'un éclat de tendresse qui brisait tout à coup le silence de sa solitude et comme une bouffée d'air pur remontait l'horloge de son cœur. Un fil invisible avait tissé sa toile : deux générations, deux solitudes, un brin de révolte, un brin d'humanité, une belle équation pour des jours meilleurs. " Si ta grand-mère existe vraiment et qu'elle nous voit de la haut, elle doit sourire en se disant : qui sait… Et je pourrais lui répondre : pourquoi pas !... " Promenant ses pensées sur les géraniums du jardin qui commençaient à fleurir sous les premiers rayons du soleil, Jeanne se sentait bien. Il lui semblait même que ce matin sa jambe lui paraissait un peu moins lourde ; elle se laissa alors aller mollement dans son fauteuil, l'esprit tendu vers cette intruse qui venait d'entrer dans sa vie.