La Boîte à clous
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© Jean-François COUBAU
- Han ! 
 
Dans un prodigieux effort, le père Arsène arracha le clou de la vieille porte avec sa tenaille et le plaça dans sa poche. 
 
- Et de trois ! 
 
Le quatrième fut plus facile à enlever. Satisfait de son travail, Arsène descendit de son petit escabeau, le prit sous le bras et s'en alla sur le chemin, vers le village. Il était content car aujourd'hui, les quatre pointes retirées de la porte de la grange abandonnée iraient enrichir sa collection. Car cet homme avait la manie de tout récupérer ! À tel point, que dans sa commune, on l'avait surnommé " Récupérator ", faisant allusion au célèbre film américain de science-fiction, " Terminator " ( la carrure en moins ! ). 
 
Bref, en cette bucolique fin d'après-midi, le père Arsène arriva au village et passa devant le " Bar des boulistes ", où se tenaient assemblés une quinzaine d'habitués, autant portés sur le Pastis et les olives que sur la pétanque. 
 
- Hé, ho, l'Arsène, tu rapportes encore des clous ? 
 
Sachant qu'en argot de Paris, " des clous " signifie " rien ", il y avait de quoi rire, ce dont ne se privèrent pas les joyeux compères ! 
 
- Riez, riez, lança un peu véhément, le petit vieux, vous verrez lorsqu'il y aura pénurie comme pendant la guerre ! 
 
- Ha ha ha ha ha ha ha ! 
 
Un touriste parisien qui avait acheté une maison de campagne, dit : 
 
- Chez nous, il y a la Saint-Cloud, ici il y a Saint-Clous ! 
 
Et les rires de redoubler ! 
 
- Imbéciles, si demain il y a une guerre, vous n'aurez rien, tandis que moi, je garde ! 
 
- Mais c'est fini la guerre ! 
 
- On ne sait jamais, si les Allemands revenaient ? Vous en feriez une tête ! 
 
- Les Allemands ? Et pourquoi pas les mexicains ? Ha ha ha ha ha ha ha ! 
 
De sa démarche penaude, Arsène s'éloigna. En chemin il rencontra l'institutrice et lui raconta ses " malheurs ". 
 
- Voyons, père Arsène, dit la jeune femme, je sais bien que pendant la guerre, vous avez souffert des privations. Mais cela concernait surtout la nourriture et les vêtements, et non les clous. Soyez raisonnables, ne cherchez plus tous les clous possibles et imaginables dans toutes les granges abandonnées du village. Tout le monde se moque de vous ! 
 
- Ce sont des idiots, voilà tout. 
 
Et Arsène s'en alla sous les yeux désolés de la dame. Rentrant chez lui, il alla directement dans son atelier et ouvrit un placard et là. . . . 
 
Comment exprimer ses sentiments ? Perceval touchant le Saint-Graal n'aurait pas été plus heureux ! Saisissant une grande boîte cylindrique en métal, il la posa au sol et l'ouvrit. Il tira de sa poche les quatre clous ramenés lors de sa tournée et les mit dedans. Puis, il plongea les yeux dedans. 
 
- Et voilà le travail ! 
 
Il y avait des centaines de clous de toutes tailles et de toutes formes. Des vieux, des neufs, des tordus et des droits, des dorés et des noirs. Le magasin de bricolage devait proposer moins de choix, depuis le temps qu'il entassait là, le produit de sa récupération. 
 
- Les idiots, fit-il en songeant aux " rigolos " du bar ! 
 
C'est que la peur de manquer de quelque chose était plus forte que lui. Il entassait beaucoup de choses et surtout les clous. C'était un homme de nature anxieuse, qui ne comprenait pas que la société de consommation était passée par là. Tous les matins, maintenant qu'il était à la retraite, il partait à la recherche d'objet de bric et de broc. Cette tendance à tout récupérer, et surtout les clous, s'était accentuée.  
 
- Et voilà, encore quatre qu'ils n'auront pas ! 
 
C'était une paraphrase de ce qu'il avait entendu lorsqu'il était enfant et qu'on disait, en pleine Occupation, " Encore un que les Boches n'auront pas ! ", lorsqu'on vidait un verre de mauvais vin ! 
 
Pauvre Arsène ! Il revivait dans sa tête, une période qu'il avait connu alors qu'il ne dépassait pas quinze ans !  
 
- Allons, à table.  
 
Il referma soigneusement la boîte et la replaça dans le placard qu'il ferma à clé. Cette dernière fut cachée derrière l'établi qui pivotait. Son bien le plus précieux, celui pour lequel il " travaillait " tous les jours, se devait d'être bien dissimulé. Dame, comme ça personne ne lui ouvrirait le meuble pour lui voler son " trésor ". Le pauvre n'avait pas vu qu'un simple cambrioleur du dimanche aurait pu ouvrir la porte en l'arrachant à mains nues ! 
 
Cette boîte, Arsène n'en n'était pas peu fier, c'est pourquoi il l'entourait de tant de précautions. Elle lui venait de son arrière-grand-père, lequel avait fait le siège de Paris en 1870 ! Elle représentait quasiment sa raison de vivre ! Il se demandait ce qu'il surviendrait d'elle au moment de sa mort. Que faire ? Laisser des instructions à un notaire pour qu'on l'enterre avec lui ? Absurde, cela ne se faisait pas. La léguer aux héritiers ? Possible, mais alors avec une lettre expliquant qu'il fallait la remplir pour le cas où. . . C'est vrai, l'occupation allemande pouvait revenir, quoi ! Manifestement, l'évolution de la géopolitique internationale n'était pas le point fort d'Arsène !  
 
Il se préparait donc à prendre rendez-vous chez le notaire, lorsque l'arrêt du Destin survint. Il tomba pour ne plus se relever. Les héritiers, de lointains cousins, qui n'avaient jamais planté un clou de leur vie, l'enterrèrent rapidement et expédièrent les formalités. Puis, ils prirent possession de la maison. 
 
- Oh, qu'elle est grande, dit le garçonnet de dix ans, qui arrivait de la ville. 
 
Lui et son père arrivèrent dans l'atelier. La poussière recouvrait tout et sans le vouloir, l'enfant alla vers le placard. D'une seule main et sans effort, il tira la porte qui s'ouvrit en arrachant la serrure antédiluvienne. Quand on pense que le père Arsène s'imaginait avoir un coffre-fort inviolable ! S'il avait vu ça le cher homme. . . 
 
- Voyons voir cette boîte, dit le père. 
 
Il l'ouvrit et jeta un coup d'œil dedans ! 
 
- Qu'y a-t-il papa ? 
 
- Oh, de simples clous, rien de bien précieux. 
 
- Et qu'est-ce qu'on va en faire ? 
 
Le père réfléchit un instant, lui tendit la boîte et lança : 
 
- Tiens, monte ça au rez-de-chaussée ! Tu le mettras dans la grande poubelle. Ce soir, on ira le porter à la décharge publique. 
 
Et ce qui fut dit, fut fait le soir même. Si Arsène avait vu ça !