La boiteuse
NOUVELLES
© Line Laurence GIAN
Il faisait froid dehors et Gabriel, bien au chaud sous sa couette, n’avait pas envie de se lever. Il n’avait pas dormi de la nuit obsédé par cette lettre qu’il avait découvert dans l’un des tiroirs secrets du bureau de sa mère décédée depuis quelques mois. Une lettre venue du Canada, qui avait été postée - malgré le temps on pouvait encore y lire la date : en 1970, destinée à une certaine madame Lenoir habitant les vieux quartiers de la ville, tout à fait à l’opposé de leur résidence des collines niçoises. Il avait scruté, tourné la lettre dans tous les sens, mais non, l’enveloppe, quelque peu jaunie, n’avait pas été ouverte ; alors pourquoi sa mère avait-elle gardé cette lettre qui ne lui était pas destinée ! Et qui était cette madame Lenoir ? Y avait-il un lien entre sa mère et cette femme ? Ne dormant pas, il avait imaginé toute sorte de scénario, influencé par d’anciennes photographies de sa mère qu’il avait trouvées dans une petite valise renfermant de la lingerie et quelques bijoux qu’il ne lui connaissait pas. Etonné et troublé de violer ainsi l’intimité d’une femme qui tout à coup lui semblait étrangère, vu la rigueur et la personnalité discrète et réservée qu’il avait gardé du souvenir de sa mère, Gabriel était perplexe et se demandait ce que tout cela voulait bien dire. Il lui fallait une réponse et il était impatient de la trouver. C’est pourquoi, sans plus de questions, il sauta de son lit, enfila rapidement un jean, s’habilla chaudement, avala son café, mis la lettre dans sa poche et quitta son appartement. 
 
Il se rendit à l’adresse indiquée : rue de l’Opéra. C’était un vieil immeuble. Il passa la porte d’entrée. Les premières marches menaient à ce qui semblait être une loge de concierge. Il s’y précipita mais avant de frapper à la petite porte vitrée, il se pencha pour regarder à travers les demi-rideaux qui protégeaient l’intérieur de la loge ; des bruits de pas se rapprochaient, il se redressa très vite alors que la porte s’ouvrait : une jeune femme le regard interrogateur le surpris : 
 
- « Monsieur, vous désirez ? 
 
- Je suis confus, madame, excusez-moi…Je suis à la recherche d’une certaine madame Lenoir qui habitait dans cet immeuble, je pense vers 1970 
 
- A cette époque, je n’étais pas née, mais peut-être que ma mère pourrait vous renseigner… attendez un instant, je vais voir si elle est visible. 
 
- Manon ! A qui tu parles ? 
 
- Je crois que vous pouvez entrer. Apparemment elle s’est réveillée… 
 
- Un monsieur que je ne connais pas, recherche une madame Lenoir qui aurait habité ici dans les années 1970, tu t’en souviens ? 
 
- Pas la peine de crier, j’arrive… C’est qui ce monsieur ? 
 
- Je m’appelle Gabriel Legrand et je suis à la recherche d’une certaine madame Lenoir. Je suis en possession d’une lettre qui lui était destinée et qui porte l’adresse de cette maison. 
 
- Vous êtes un parent de cette personne ? 
 
- Pas du tout, en fait je n’en sais rien. Je suis resté absent de Nice assez longtemps ; je suis revenu pour le décès de ma mère, je ne suis là que depuis quelques mois et c’est en rangeant ses affaires que j’ai trouvé cette lettre comme je vous le disais destinée à madame Lenoir.  
- « Tenez, regardez … 
 
- Mon Dieu, je me souviens de cette lettre, je l’ai reçue alors que Pauline était déjà partie ; oui parce que madame Lenoir, c’était Pauline et c’est moi qui réceptionnait son courrier. Le matin, elle rentrait très tôt et elle allait se coucher, car elle travaillait la nuit ; elle était chanteuse dans un cabaret du Vieux-Nice. Elle avait une voix superbe et c’est là qu’elle a rencontré un soir son étranger. Il venait du Canada, Joseph qu’il s’appelait. Ils sont restés quelque temps ensemble et puis lui a dû repartir. Elle n’a pas voulu le suivre. Quel drame quand elle s’est aperçue qu’elle était enceinte, elle me disait : -« Comment je vais faire ? Mon boulot, le chant c’est toute ma vie, et puis je ne sais faire que ça ! Elle a réussi à cacher sa grossesse durant les premiers mois, ensuite c’était plus possible, elle s’est arrêtée de chanter. 
 
- Je suis abasourdi de tout ce que vous me racontez… 
 
- Et pourquoi ? Je ne vous raconte pas des blagues ! Je l’ai suffisamment connue Pauline pour en parler croyez-moi, je peux même vous montrez des photos prises devant la maison… Attendez … Manon ! - « Apporte-moi la boite qui se trouve sur la cheminée ; je vais vous montrez comment était Pauline. Manon s’empressa d’apporter la fameuse boite qui contenait photos et souvenirs que sa mère avait précieusement gardé. Gabriel sortit alors son portefeuille de sa poche et en retira deux photos qu’il tendit à la mère de Manon : - « Tenez, regardez ces deux photos et dites moi ce que vous en pensez ?  
 
- C’est bien Pauline qu’est-ce que je vous disais…puis regardant l’autre photo : Ah là, elle est différente, pour sûr elle n’a pas la même allure, elle est plus comme on dit : « collet monté », mais c’est la même personne. 
 
- C’est ahurissant ! 
 
- Et pourquoi ? 
 
- Parce que, voyez-vous, cette personne était ma mère ! 
 
- Mais alors, vous êtes le fils de Pauline ! Entre nous vous savez, à part moi, personne ne l’appelait Pauline, son surnom c’était « la boiteuse ».oui, parce qu’elle avait une jambe plus courte que l’autre qui lui donnait un déhanchement assez prononcé ; elle allait chez un bottier spécialisé qui lui faisait des chaussures sur mesure pour que ça ne se voit pas. D’ailleurs, c’est pour vous dire, elle était toujours en pantalon. 
 
- Non, non c’est impossible. Ma mère ne boitait pas et elle ne portait jamais de pantalon ; il doit y avoir une autre explication. 
 
- Si vous le dites ! Moi je ne peux rien vous dire de plus ; un beau jour elle a fait sa valise, c’était si je me rappelle bien, un mois avant qu’elle n’accouche et tenez vous bien : elle m’a annonçait qu’elle se mettait en ménage avec le videur de la boite de nuit où elle chantait ; je m’en souviens comme si c’était hier, c’est d’ailleurs lui qui est venu chercher son dernier courrier. Je me doute que voyant cette lettre venant du Canada, il a dû oublier de la lui transmettre. 
 
- Et ce monsieur, vous pensez qu’il est toujours en vie ? Peut-être qu’il pourrait me donner plus de détails ? 
 
- Sûrement ! Il n’habite pas très loin d’ici ; il traîne un peu les jambes mais il a encore toute sa tête. Je vais vous donner son adresse. A la concierge vous demanderez : Octave. 
 
Tout en marchant pour aller retrouver ce monsieur Octave, Gabriel se disait : mais qu’est-ce que c’est que toute cette histoire. Ma mère ne pouvait pas avoir une double vie tout de même ; et puis elle ne boitait pas, à moins que ce ne soit un subterfuge pour cachait sa véritable identité ? Non, mais là je suis en plein délire…Isabelle, ma mère s’appelait Isabelle Legrand, rien à voir avec cette Pauline et pourtant, les photos, la valise, cette lingerie, ces bijoux ! La même personne avec deux vies différentes… 
Il arriva sur une petite place, pris une des ruelles et se trouva nez à nez avec un vieil homme que ses jambes avaient du mal à porter. Il le dépassa puis le rejoignit discrètement. Ils firent quelques pas côte à côte et, n’y tenant plus, Gabriel lui demanda : - « pardon monsieur, ne seriez vous pas Octave ? 
 
- Par exemple, qui êtes-vous ? 
 
- Si c’est bien vous, on m’a dit que vous pourriez me renseigner sur une certaine personne : Pauline Lenoir. 
 
- Vous êtes qui d’abord ? Je ne parle pas aux gens que je ne connais pas ! 
 
- J’ai trouvé une lettre dans les affaires de ma mère, une lettre qui la concerne ; on m’a dit que vous aviez vécus ensemble, savez vous où je peux la trouver ? 
 
- Vous me parlez d’un temps mon bon monsieur qui est bien révolu ! Pauline, elle est restée chez moi, à peu près trois semaines. Un beau soir, elle a fait sa valise et elle m’a dit : t’inquiète pas, je vais aller accoucher et ma s½ur va s’occuper de moi. 
 
- Sa s½ur ? 
 
- Oui, oh… une dame. C’était sa s½ur jumelle ; ah c’est sûr, la même personne : identique, si ce n’était l’allure…je l’ai rencontrée une fois pour lui rendre quelques affaires de Pauline et une lettre que j’avais gardés et c’est là que j’ai appris que la pauvre, elle avait perdu la tête comme on dit, qu’elle avait finie à l’asile : chez les fous ! Je n’ai jamais rien su de son petit, si c’était un garçon ou une fille… 
 
- Je ne savais pas que ma mère avait une s½ur jumelle, elle ne m’en a jamais parlé 
 
- Je crois qu’elles sont restées longtemps fâchées, votre mère l’a pratiquement ignorée jusqu’à ce jour ou Pauline lui a annoncé qu’elle allait avoir un bébé. 
 
- J’aurais donc quelque part, un cousin ou une cousine et une tante chez les fous : c’est rassurant ! Pensez-vous que cette Pauline soit encore en vie ? 
 
- Il n’y a que l’hôpital qui peut vous renseigner. Vous demandez l’hôpital du Castel ; dans le temps, c’était les religieuses qui s’en occupaient. Je ne peux rien faire de plus pour vous monsieur. Je vous salue bien. 
 
Gabriel pensait à sa mère, il ne comprenait pas pourquoi elle avait ainsi dissimulé une partie de sa vie. Est-ce que son père savait ? De toute façon, lui, il avait envie de savoir ; il irait donc, c’était décidé, trouver une réponse dans cet hôpital. 
 
Quand il s’y présenta, on fût surpris de sa visite : 
 
- Mais monsieur, Pauline Lenoir nous a quittés il y a environ une dizaine d’années. Elle avait une s½ur jumelle qui lui rendait visite au début de sa maladie et puis un jour, on ne l’a plus vue, et comme elle semblait n’avoir aucun parents…pourtant si je me souviens bien, elle avait une obsession : elle parlait toujours de son bébé. Le seul bien qu’elle avait, c’était une petite boite de chaussures en carton ; quand elle avait ces instants de lucidité, elle disait que dedans il y avait toute sa vie et sa seule richesse et elle ne s’en séparait jamais. Nous gardons toujours certains objets ou souvenirs de nos malades, il est possible que nous ayons encore cette fameuse boite…puisque vous êtes son neveu, elle vous revient : attendez-moi… 
 
- Tenez, la voilà, elle est à vous...le couvercle est un peu déchiré mais tout est encore dedans. 
 
- Gabriel prit la boite et resta un instant à regarder le ruban bleu qui l’entourait puis timidement le dénoua. Il souleva le couvercle et le contenu le troubla. La photographie d’un homme d’une quarantaine d’années le surpris. L’homme souriait, ses yeux lui semblaient familiers ; il retourna la photo, il y avait une dédicace : Pour Pauline, avec tout mon amour Joseph. Il aperçu une petite paire de chaussons bleus, une chaîne avec la médaille d’un ange au dos duquel il y avait deux initiales : G L, et ce qui le troubla encore plus fortement, la photographie d’un bébé, un bébé qu’il reconnaissait…qu’est-ce que ça veut dire ? Il retourna la photo et lut : mon bébé chéri. Gabriel à quatre mois, Pauline. Une chaleur intense envahie sa poitrine, dans sa tête tout se bousculait… Qu’est-ce qui m’arrive ? Isabelle qu’est-ce que tu as fait ? En silence, il referma la boite, la pressa tout contre lui et sortit sans un mot. Il pleuvait dehors, il leva la tête et ferma les yeux pour recevoir cette pluie qui glissait sur lui ; c’était comme un apaisement qui le lavait de tous ces mensonges ; sa vie, toute son histoire contenue dans cette petite boite, si légère et pourtant si lourde d’amour et de souffrances. Il ne doutait plus, il savait. Il pressa le pas serrant plus fort son précieux héritage ; un sanglot étouffé le secoua, ses lèvres s’entrouvrirent et inconsciemment dirent : Maman.