Blandine
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© Line Laurence GIOAN
Blandine marchait depuis un bon bout de temps déjà sur cette route de campagne, quand quelqu’un daigna enfin s’arrêter. Son sac à dos commençait à lui peser sur les épaules. Tout ce qu’elle possédait était dedans. Elle n’y avait pourtant pas mis grand-chose, juste quelques années de sa vie qu’elle emportait avec elle, vers quelle destination, elle ne le savait pas encore. Elle marchait, laissant derrière elle son passé, pas bien vieux, mais déjà jalonné de périodes plus ou moins heureuses ou supportables. 
 
De famille d’accueil en famille d’accueil, comment ne pas se souvenir de ce jour qu’elle croyait miraculeux, quand un couple de restaurateurs étaient venus la chercher au « Foyer » . Ils étaient superbes dans leurs habits du dimanche et gentils avec ça ! 
Pour une fillette de huit ans, se retrouver tout à coup entourée, comme protégée au sein d’une chaleureuse affection, c’était comme un rêve, comme un soleil qui la réchauffait. Elle s’était laissée prendre au jeu. Quelqu’un allait s’intéresser un peu à elle. Enfin, elle ne se sentirait plus vide, ni abandonnée. Elle les avait pris par la main, et ils étaient partis tous les trois. 
 
Ce qu’elle n’imaginait pas, Blandine, et que personne d’ailleurs ne savait, ni même, n’aurait pu se douter : c’est que ce beau monsieur, si gentil qui lui avait pris la main, « bien sous tous rapports » comme on disait, buvait beaucoup, surtout le soir. Et quand il n’y avait plus personne, et que portes et volets étaient clos, sa crise le prenait. C’est alors que les coups pleuvaient sur cette pauvre maman Rosine qui ne disait rien, elle se recroquevillait toute petite dans son coin en se protégeant le visage et la tête de ses bras et de ses mains en attendant que la crise passe. Et moi, Blandine, morte de peur, j’en faisais autant. Jusqu’au jour où, plus violent que d’habitude, alors que je m’interposais, il se retourna vivement et me gifla si fort que je m’échappais et courais me réfugier en pyjama chez la voisine d’à côté. 
 
Maman Rosine m’avait toujours bien expliqué la chose : - « Tu sais Blandine, il n’est pas méchant… il est malade, mais on le soigne. Tu verras, bientôt il ira mieux. » Seulement, le temps passait, et rien ne changeait. Maman Rosine avait pleuré le jour de mon départ. Je ne les avais plus jamais revus. 
 
Et puis, il y eut d’autres familles d’accueil, d’autres gens avec leur histoire, leur façon d’être différente, leurs problèmes et toutes ces choses de la vie qui vont avec, qui vous traversent ou qui vous laissent des traces indélébiles, quelquefois des blessures qui font que l’enfance ne meurt jamais, on la porte en soi et on grandit avec. 
 
Ces cinq dernières années, elle les avait passées avec mamie Cécile et papy Jean. Ils n’étaient pas très vieux, mais la maladie, surtout mamie Cécile, les avait un peu affaiblis, ils leur fallaient des soins quotidiens ; c’est pourquoi, ils avaient choisi cette petite maison de repos où Blandine les avait laissés, en leur promettant d’écrire souvent. 
 
- « Ne nous oublie pas, lui avait dit mamie Cécile. Tu sais qu’on pense à toi. Sois prudente surtout, je te fais confiance . » 
 
Non, elle ne les oublierait pas. Elle se souviendrait toujours et encore, Blandine, de tout l’amour et de la douceur de ces deux personnes qui lui avaient redonné confiance, et l’avaient réconciliée avec certaines valeurs : ce qui est bien, qu’il y a toujours quelque chose de beau dans la vie, ce qui est juste, l’utile et l’essentiel. Que le bonheur existe. Ils l’avaient lavée de toute cette colère qu’elle avait enfouie tout au fond de son cœur. Elle entendait encore la voix de mamie Cécile qui lui disait : « Tu vas partir vers ton destin Blandine, et nombreux sont les chemins qui t’y conduiront, mais toi seule choisiras le tien. Tu pourras choisir le tortueux que tu devras découvrir à chaque détour sans savoir ce qui t’attend derrière. Le lumineux, tout droit devant, où tu pourras voir aussi loin que te portera ta vue. Et puis aussi, le voilé qu’il te faudra débroussailler pour y découvrir tous ses secrets avec ses promesses ou ses déceptions. Mais aucun de ces chemins n’est facile ; Et si tu choisis le chemin lumineux, Blandine, sache, qu’il aura aussi ses jours sombres, car rien n’est jamais tout bleu ni tout gris dans la vie ; mais alors, il aura mis tant de lumière dans ton cœur, qu’à ces moments là, c’est ton cœur qui prendra la relève et qui te guidera. Et puis, un jour, tu verras, une rose y naîtra pour y préparer ton jardin ». 
 
Blandine tournait tout ça dans sa tête, au rythme de ses pas, tout au long de sa marche, sur cette route qui n’en finissait pas, quand la petite fourgonnette qui venait de la dépasser, s’arrêta un peu plus loin. Quand elle arriva à sa hauteur, la portière s’ouvrit, un visage souriant se penchait… 
 
Blandine aperçut une croix qui pendait sur le corsage bleu : « une bonne sœur ! Elle fut rassurée . » 
 
- « Je vous emmène ? 
 
- Je veux bien, merci . 
 
- Alors montez ! Essayez de trouver une place à l’arrière pour caser votre sac. Comme vous voyez, je viens de faire mes provisions chez le paysan du coin. 
 
- Vous venez d’où comme ça ? 
 
- De mon passé . 
 
- Et vous allez où, sans indiscrétion ? 
 
- Droit devant ! 
 
- Tout un programme ! 
 
- Non, excusez-moi, je partais sur Dijon quand j’ai raté ma correspondance, et j’ai été larguée en pleine campagne par un automobiliste, qui m’avait prise en stop à la sortie de la ville, pour avoir refusé ses avances. 
 
- C’est du propre ! Mais vous savez, vous ne trouverez plus de correspondance à cette heure pour Dijon. Vous n’aurez qu’un car demain matin vers dix heures, à la petite gare qui se trouve à cinq cent mètres de notre Résidence ; Et dans le coin, vous ne trouverez pas non plus de quoi passer la nuit. Si vous voulez, nous pouvons vous héberger, et demain matin, si vous le désirez, je vous conduirai à cette petite gare d’où vous pourrez reprendre votre route. » 
 
- C’est très gentil, j’accepte volontiers, merci . 
 
- Comment vous vous appelez ? 
 
- Blandine 
 
- Moi, c’est sœur Marie-Thérèse… eh bien, nous voilà arrivées. 
 
Sœur Marie-Thérèse installa Blandine dans une petite chambre. Quelques pensionnaires étant partis passer le dimanche dans leur famille, la Résidence Sainte-Anne était tranquille.Le lendemain matin, Blandine descendit rejoindre sœur Marie-Thérèse qui faisait l’inventaire de son économat… 
 
- « Blandine, déjà ! vous vous êtes levée bien tôt… 
 
- Bonjour, sœur Marie-Thérèse. 
 
- Vous avez bien dormi ? 
 
- Formidablement bien, merci. 
 
- Allez, venez déjeuner qu’on parle un peu . Asseyez-vous. 
Vous savez, je réfléchissais et je me disais : - « vous n’avez pas de but précis, vous allez vous installer dans une ville que vous ne connaissez pas, sans travail, aussi, je me fais un peu du souci pour vous.; et j‘en discutais hier au soir avec la mère supérieure qui m’a suggérée de vous poser la question : 
 
- C’est-à-dire ? 
 
- Voilà Blandine, nous aurions bien besoin d’une personne pour s’occuper de la bibliothèque et aussi, pour me seconder à l’économat qu’en dites-vous ? Si vous restiez un peu avec nous, pour voir si cela vous convient ? Naturellement vous seriez toujours libre de partir, si vous le souhaitez,. quand vous le voudrez. 
 
- Je vous remercie sœur Marie-Thérèse mais, je suis partie avec une idée en tête, il faut que j’aille jusqu’au bout . 
 
- Bon, eh bien, c’est dommage…mais je ne veux pas vous influencer davantage, je vais vous laisser vous préparer. 
 
Quand vous serez prête, faites-moi signe, je serai dans le petit potager qui se trouve derrière la cuisine, d’ailleurs, de la fenêtre de votre chambre, vous pourrez l’apercevoir. 
 
Sœur Marie-Thérèse se leva de sa chaise, fit quelques pas, puis se ravisa : elle se dirigea vers une petite table sur laquelle était posé un verre et dans lequel trempait une jolie rose rouge ; elle prit la rose et la tendit à Blandine : - « regardez : Il n’y a pas bien longtemps que je l’ai coupée, elle a encore sur ses pétales quelques gouttes de rosée. Alors, à tout à l’heure »… 
 
Blandine prit la rose entre ses doigts, puis monta dans sa chambre pour y préparer son sac. Là, elle ouvrit machinalement la fenêtre. La rose dégageait un parfum subtil…elle la porta à ses lèvres et en respira l’odeur tout en fermant les yeux. À cet instant, elle vit le visage de mamie Cécile qui lui souriait. Elle plongea alors son regard dans le petit potager où sœur Marie-Thérèse s’activait autour de ses petits pois. Quelque chose fit, que sœur Marie-Thérèse se retourna et leva les yeux…Il y eut comme un balancement…un moment de silence intérieur, et à ce moment précis, sœur Marie-Thérèse sût, que Blandine ne partirait pas, du moins, pas tout de suite. Elle fut rassurée malgré elle, et c’est pourquoi, sans réfléchir, elle lui lança joyeusement : « Alors, vous venez m’aider ? » 
 
Blandine ne resta que quelques mois à la Résidence Sainte-Anne. Entre-temps, elle s’était liée d’amitié avec une des pensionnaires, dont l’unique famille, était son petit-fils Roberto qui venait quelquefois la voir, toujours avec un bouquet de fleurs, et puis, peu à peu, ses visites se firent de plus en plus fréquentes. 
 
Roberto emmenait sa grand-mère Nano, comme il l’appelait, passer le dimanche dans leur petite maison familiale . Blandine les accompagnait… 
Ils partaient tous les trois dans la belle voiture de Roberto. La route était agréable et peu encombrée pour arriver jusqu’à la petite maison que ses parents avaient fait bâtir juste après sa naissance. Ils n’en avaient pas profité longtemps ; Leurs vies s’étaient achevées, lors d’un voyage, sous les décombres d’un hôtel en partie détruit par un tremblement de terre, qui avait surpris tout le monde en pleine nuit. Roberto était resté seul avec sa grand-mère, qui s’était occupée de lui, jusqu’à ce qu’elle perde un peu de son autonomie. Elle lui avait dit alors : - « Tu es assez grand maintenant et adulte pour continuer ton chemin tout seul. Il l’avait accompagnée à la Résidence Sainte-Anne, qu’elle connaissait bien, pour y avoir laissé une de ses vieilles amies. Et le temps s’écoula tranquillement, jusqu’à l’arrivée de Blandine. 
 
Roberto avait fait quelques changements dans sa petite maison. Il avait renouvelé une partie du mobilier, éclairci les murs. Il ne voulait rien effacer de ces souvenirs qui emplissaient encore chaque pièce de la maison, mais simplement leurs donner un peu de couleur, de la lumière, faire entrer du soleil dans sa mémoire et dans son cœur. 
 
Ses parents étaient toujours là, dans sa vie de tous les jours et l’accompagnaient dans toutes ses motivations. 
 
Après leur disparition tragique, Nano, sa grand-mère lui avait dit : - « Maintenant, on n'est plus que tous les deux, Roberto, mais ensemble, on va s’en sortir. Toi, tu vas m’aider à rester debout et moi, je t’aiderai à devenir ce que tu espères, pour que ta vie soit belle, comme l’auraient souhaité tes parents. 
 
À vingt cinq ans, il s’était fait une place qui lui convenait. Un parcours sans histoire, un emploi bien rémunéré dans une agence de voyage, qui parfois, le ramenait quelques années en arrière, lorsqu’il pensait à sa mère Roberta venue en France avec un groupe d’étudiants italiens, et à son père, alors guide-interprète. Quand ils lui racontaient comment ils s’étaient croisés, puis retrouvés sous les toits vernissés des célèbres Hospices de Beaune. Repartie en Italie, sa mère revenait en France un mois plus tard. Il était né, un an après leur mariage. 
 
Quand il parlait de ses parents, Roberto disait :- « Ils m’ont donné la vie. Je porte en moi leurs multiples espoirs. Je suis leur devenir avec en plus, quelques variantes. De nouvelles donnes qui me sont propres, avec lesquelles, j’ai construit mon horizon, roulé sur de nouveaux rails. Sans oublier, cette petite musique viscérale qu’ils lui avaient transmis, et qui ferait toujours partie de sa destinée. 
 
Et puis, arriva ce jour, où Nano, affaiblie, ne résista plus à la maladie. Celui où Blandine peu à peu, s’éloigna de la Résidence Sainte-Anne. Sœur Marie-Thérèse avait bien compris qu’il se passait quelque chose de particulier entre ces deux là : Blandine et Roberto. Au fond, pourquoi pas ! Quand elle y pensait, elle en était ravie, surtout pour Blandine. Elle était enfin rassurée. Elle avait eu si peur qu’elle n’aille se perdre quelque part, toute seule dans la nature ; Et puis, Roberto était un bon garçon ; Ils seraient certainement très heureux ensemble. 
 
Finalement, Blandine avait enfin trouvé son point du chute. Quant à moi, se disait sœur Marie-Thérèse, je fus là au bon moment : Le hasard, ou Quelqu’un là-haut, qui a fait que je sois sur cette route, ce jour là, pour y croiser Blandine qu’un inconnu avait larguée dans la nature, et qu’elle se soit laissée prendre par la main pour aller vers ce chemin où l’attendrait Roberto…