Quand mon petit moi aura disparu
NOUVELLES
© Cathy ESPOSITO
"Il est 18 heures 30…" a dit le présentateur d'une émission quelconque qui démarre à l'instant. Je baisse le son, je n'ai pas envie d'entendre, les images me suffisent. Je vois des gens, des paysages et des couleurs, un tableau vivant qui accompagne mon quotidien. 
 
Je ne veux pas écouter tout ça, je préfère m'écouter moi. Je me parle beaucoup. Je me raconte ma vie depuis un certain temps. Ce n'est pas très heureux mais ça me permet d'analyser la situation. De toute façon, je n'ai rien de mieux à faire. Il fait encore jour dehors et un peu frais. 
 
J'ai été marié durant 20 ans, j'ai eu des enfants, deux, adultes à présent et mariés à leur tour. J'avais un emploi bien rémunéré, je suis retraité maintenant. J'étais jeune, je le suis un peu moins. Bref, rien de reluisant, rien d'affligeant non plus. Sauf peut-être la vision de cet homme avachi sur son fauteuil, face à son poste de télévision, une cannette de bière à la main. C'est bien moi ! 
 
J'ai beaucoup réfléchi, après toutes ces années et j'ai compris. Je sais pourquoi elle m'a quitté. Ce que je m'explique moins, c'est pourquoi mes enfants m'ont rejeté mais j'y travaille, je vais finir par comprendre ça aussi. 
 
J'avais un chien, il est mort avant hier. Même lui m'a abandonné. C'est pour ça que je bois une bière. Juste une petite. Je me suis promis de ne pas reprendre l'alcool. Je tiendrai promesse. 
 
Le constat est douloureux mais il m'est difficile de l'éviter, je l'ai pris ce matin en pleine poire comme un retour de manivelle : plus personne ne m'aime !  
Je suis seul. Même ce foutu klebs s'est barré. 
 
Dehors, c'est l'automne. C'est beau et triste à la fois. Évidemment que la vie est belle. Respirer, boire, manger, faire l'amour, voir, entendre, humer, goûter, toucher et bien d'autres verbes encore. Mais quand on est seul, cela manque d'adverbe : pleinement, passionnément, jusqu'à épuisement… 
 
Certains vivent bien entourés avec famille et amis. Moi, ce n'est pas le cas. Si on m'enterre demain, seront présents, le prêtre, un ou deux de mes anciens collègues de travail, surtout si on m'enterre un jour de semaine, ça leur permettra de rater une réunion ennuyeuse et…en y réfléchissant, mes enfants seront sûrement débordés et ne pourront pas se déplacer. Bref, je vis seul et je mourrai seul.  
Ça me changera guère. 
 
Ce bon vieux klébard avait l'habitude de poser ses pattes avant sur mes jambes quand j'étais assis là et de me regarder en haletant. Les derniers temps, il n'arrivait plus à se dresser sur son postérieur. 
 
J'oubliais ! une personne viendrait elle aussi à mon enterrement, Madame Petitain, ma voisine. Il est notoire dans le quartier qu'elle ne rate aucun enterrement. Elle vit seule, elle est vieille et antipathique. L'archétype de la voisine à éviter. Je doute tout de même qu'elle se déplace pour me voir ensevelir parce que je sais qu'elle me déteste. Mon chien pissait sur ses salades. 
 
Enfin, que puis-je y faire ? À part regarder cette émission imbécile en faisant le bilan de mes erreurs et de leurs conséquences. 
 
En fait, pour en revenir à la mort, que ce soit moi, pauvre type ou Monsieur X, marié et adoré de ses enfants qui disparaisse, nous irons tous les deux au même endroit. Je suis un brave mec, s'il y a un Dieu, j'irai donc au Paradis, comme l'autre. Aucune différence dans la mort. Tous les hommes meurent égaux. Sauf que des dizaines de personnes pleureront Monsieur X et seule Madame Petitain se réjouira de perdre un voisin ivrogne et son sale chien. 
 
Je pense que je suis quelqu'un de bien qui s'est juste trompé quelque fois. Cette idée me maintient en vie. J'en conclus que je serai le seul à me pleurer. Mon moi, pleurant mon petit moi. Je me regarderai lentement m'enfoncer dans les entrailles de la terre et je me dirai, voilà c'est fini, t'étais pas un grand raté mais un raté tout de même, tu me fais de la peine. L'idée que personne, à part moi, pleure mon petit moi est-elle douloureuse ? Oui et non, oui par fierté, non parce qu'on s'en fout.  
Pas tant que ça tout de même. Ne manquer à personne est intolérable 
 
Je rebois un coup et après j'arrête. Il est tard. Peu importe. Je vais dormir un peu. À mon réveil, les choses retrouveront peut-être un peu de saveur. Mes paupières se ferment. 
 
Une pensée telle une traînée de feu traverse mon esprit et l'enflamme subitement. Et si je ne me réveillais pas ? Mon cœur pourrait s'arrêter cette nuit. Les pompiers découvriraient mon corps dans huit jours lorsque Mme Petitain ne pourrait plus supporter l'odeur pestilentielle qui s'échapperait de ma maison. 
 
Encore elle. Je la déteste et je pense à elle. La haine et l'amour sont des sentiments similaires paraît-il ? Allons bon, me voilà épris de ma voisine ? Non, je plaisante. Une chose est certaine, c'est la seule personne qui me soit proche en ce moment ; tout au moins physiquement. 
 
Et si j'allais la voir ? Je lui expliquerais que mon chien pissait sur ses salades par erreur, de la même façon que j'ai été un mauvais mari par erreur, et que certaines choses ne peuvent pas s'arranger et d'autres si. Mme Petitain, mon sauveur. Elle me claquerait la porte au nez et je repartirais la queue entre les jambes. Mieux vaut ça que s'endormir sur ce vieux fauteuil et mourir avant de se réveiller. 
 
Me voilà debout, je passe par la salle d'eau, je vais me raser un peu et me laver les dents pour masquer l'odeur de l'alcool, arranger un peu mes vêtements. Cinq minutes après me voilà présentable. Je sors. Je franchis la barrière et je sonne à la porte. Elle met du temps avant d'ouvrir. Elle regarde par l'œil de bœuf. C'est long ! Elle ouvre enfin. Sa robe de chambre enveloppe son corps efflanqué. 
 
- Mme Petitain, bonsoir ! Je voudrais vous parler. 
 
Elle aurait pu me répondre, " Vous puez l'alcool, rentrez chez vous ! " ou bien " il est tard, je suis fatiguée " ou bien encore " je crache sur la tombe de votre chien "  
Il n'en est rien, elle s'efface pour me laisser passer et m'indique le fauteuil face à la télévision dans son modeste salon. Je m'y assois, un peu désespéré. Elle tire une chaise, rentrée sous la petite table et s'assoit elle aussi. Elle est silencieuse, me scrute du regard. Son visage reste fermé. 
 
- Mme Petitain, je suis désolé si mon chien s'est mal comporté ses dernières années chez vous. 
 
Elle acquiesce. 
 
- Il ne m'obéissait pas vraiment, mais c'était un bon chien. 
J'avais envie de rajouter " comme moi vous savez, je suis gentil mais irréfléchi de temps en temps ". 
 
Elle est immobile, elle ne m'a même pas proposé une tasse de thé. Je ne sais plus quoi dire. Puis, je la vois se dresser de sa chaise, elle s'approche de moi et me toise de son peu de hauteur. 
 
J'attends la sentence qui va me tomber dessus. Que va-t-elle me dire pour me mettre dehors ? Quel reproche va-t-elle inventer ? Ah, si tu étais là mon chien tu lui choperais les mollets parce qu'elle va faire mal à ton maître. Je vais devoir repartir chez moi et me coucher. 
 
Elle m'a parlé et je n'ai pas entendu, je lui demande de répéter. 
- Savez-vous jouer au scrabble ?  
Je réponds :  
- Oui