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Les larmes du temps
 Jonas vivait depuis maintenant trois ans sous le toit d'une pièce aux volets clos. Le malheureux n'avait encore jamais vu la couleur du ciel, mais il en devinait la clarté lorsque le soleil bordait de lumière le rebord des persiennes. Louise, sa mère, vivait elle aussi dans cette mansarde aux volets cadenassés. Ils dormaient à même le sol sur une paillasse. C'est Auguste qui les avait enfermés, car il ne voulait pas les voir, elle et son rejeton, comme il disait. Mais c'était surtout le regard de Jonas qu'il ne voulait pas croiser. Auguste l'appelait le bâtard, car cet enfant blond aux yeux bleus n'était pas de lui.  

Chaque jour, Jeanne gravissait les marches qui menaient au grenier pour leur apporter de la nourriture et de l'eau. Auguste ouvrait la porte qui les condamnait. Il portait la clé de la serrure autour de son cou et ne la quittait jamais. Jeanne entrait seule dans la pièce, elle embrassait sa mère et son petit frère. Elle apportait aussi un seau vide et propre et reprenait celui qu'ils avaient utilisé. Lorsqu'elle redescendait, Auguste refermait la porte à clé. Jeanne devait se taire, ne rien dire à personne, ni aux voisins ni à l'école.  

Elle avait dix ans quand le drame s'était produit. Peu avant la fin de la guerre, trois soldats allemands avaient pénétré dans la maison. Jeanne s'était réfugiée au grenier. Elle n'avait rien vu mais tout entendu : les cris de sa mère qui n'avait rien pu faire, les rires de ces hommes. À la libération, lorsqu'Auguste avait retrouvé son foyer, sa femme portait en elle l'enfant de la honte. Louise avait accouché seule à la maison. 

Il n'était pas question pour Auguste d'élever le rejeton d'un ennemi. Pour lui, sa femme avait été souillée à jamais. Dehors, d'autres femmes se faisaient tondre la tête et malmener pour avoir été en contact avec les Allemands. Ne pouvant se résoudre à les chasser, par peur et par honte, Auguste aménagea un endroit au grenier, une chambre qui allait devenir leur prison. Il prit soin de cadenasser les volets de l'intérieur et fit circuler la rumeur que son épouse avait succombé à une blessure. Pour tout le monde, Auguste, veuf inconsolable, survivait pour élever seul sa fille Jeanne. Dans le tourment de cette époque, personne n'y prêta attention. Les familles étaient disloquées, et chacun se consacrait à rebâtir sa vie comme il le pouvait. Les gens finirent par oublier Louise. Pourtant elle vivait là avec son fils, à l’insu de tous. La petite fenêtre du grenier surplombait la place du village et à quelques mètres sous ces volets clos, se tenait un magnifique cadran solaire. Louise et Jonas vivaient juste au-dessus de ce gardien du temps. Malgré la proximité de l'horloge, dans cette pièce sombre coupée du monde, le temps pour eux n'existait plus.  

Parfois, des filets de lumière traversaient les persiennes pour éclairer les lattes du parquet. Jonas s'en amusait et tentait vainement d'en attraper les rayons. Mais l'astre du jour poursuivait sa course et la pénombre reprenait ses droits. Il n'avait jamais vu d'oiseau ni même un arbre. Son univers se limitait à cette pièce sinistre et poussiéreuse. Souris, cafards et araignées partageaient leur quotidien. Jonas, privé de soleil depuis sa naissance, présentait des carences et sa croissance en était affectée. Sa peau était aussi blanche qu'un linceul. Louise avait quelques fois tenté de crier au travers des volets, d'appeler à l'aide, mais sa voix n'était pas assez puissante et la peur qu'Auguste l'entende était plus grande. 

 Le mardi et le samedi de chaque semaine, Auguste montait et déposait à l'entrée de la pièce deux seaux d'eau afin qu'ils puissent se laver. Ils se nettoyaient dans une grande bassine en fer blanc et l'eau usagée était de nouveau transvasée dans les seaux. Auguste répugnait à redescendre l'eau sale du bâtard, mais Jeanne n'avait pas la force nécessaire pour le faire. 

 Deux années s'écoulèrent. La longue tignasse blonde de Jonas lui descendait jusqu'aux reins. Louise passait son temps à la démêler et la coiffer. Pour des raisons d'hygiène et de commodité, elle lui faisait une tresse. Elle arrangeait quant à elle sa longue toison brune la plupart du temps en chignon. Elle n'avait rien de tranchant pour couper les cheveux, juste un coupe-ongles émoussé que son mari lui avait permis de conserver. 

Jonas posait à sa mère une multitude de questions sur le monde extérieur. Que se passait-il derrière cette porte que sa sœur franchissait chaque jour ?  

 Jeanne lui apportait des fruits et des jouets qu'elle cachait sous sa robe, et les grands yeux bleus de son frère lui souriaient dès qu'il la voyait. Elle s'inquiétait car l'état de santé de sa mère se dégradait. À plusieurs reprises, elle avait tenté d'en parler à son père, mais ce dernier ne voulait rien entendre. Depuis toutes ces années, il lui était inconcevable de les libérer. Comment aurait-il pu justifier de les avoir enfermés si longtemps ? Jeanne se résignait devant tant de cruauté et d'obstination. 

Un jour, elle trouva un chaton seul et abandonné dans le village. Elle réussit à le dissimuler et l'offrit à Jonas. Celui-ci fut ébahi à la vue de cet étrange animal, qui sentait bon le dehors et la liberté. Le petit félin devint son compagnon, il s'occupait des souris et des cafards qui envahissaient le grenier. Mais un jour, las d’être prisonnier, le chat finit par s'enfuir par les toits. 

L'été battait son plein et la chaleur sous les combles devenait accablante. À chacune de ses visites, Jeanne apportait des nouvelles du monde d'en bas. Elle avait caché, il y a longtemps de cela, ses vieux livres de classe sous ses vêtements, et Jonas, grâce à sa mère, avait appris à lire et à compter. Il aimait regarder les belles illustrations, et passait des heures sous la lumière des persiennes à découvrir l'histoire de France. C'est ainsi qu'il fît remarquer à sa grande sœur que l'on célébrait chaque année la fête nationale. Jeanne lui confirma qu'effectivement, ce samedi là, tout le village se réunirait sur la place pour un discours et que le soir on y danserait. Jonas se souvenait avoir entendu, les années précédentes, le son des accordéons, la musique et également le bruit des pétards et des feux d'artifice. Lui aussi rêvait de danser. 

Quelques jours avant l'évènement, Louise demanda à sa fille de lui apporter en cachette un miroir. Cela faisait des années qu'elle n'avait pas vu son reflet. Elle la remercia, les yeux embués de larmes lorsque Jeanne lui remit la petite glace. 
Au matin du samedi 14 juillet 1951, la place se parait de lampions et de drapeaux. Auguste avait monté, comme chaque samedi, les seaux pour la toilette. Louise sentait à travers les volets clos l'effervescence et l'agitation du village. La fête était au rendez-vous. Une estrade avait été dressée sur la place pour le discours traditionnel avant les festivités. Sous un roulement de tambour, le maire commença son allocution qui devint rapidement ennuyeuse et interminable. La foule se tenait debout sous la chaleur du soleil. Dans le public, quelques têtes impatientes finirent par jeter un œil en direction du cadran solaire. À cet instant, une femme poussa un cri, puis une autre. Plusieurs personnes pointèrent du doigt la petite fenêtre aux volets clos, située juste quelques mètres au-dessus de l'horloge. 

L'assistance médusée leva la tête. Une longue traînée rouge ruisselait le long du mur blanc de la bâtisse. Louise avait entaillé les veines de son poignet après avoir brisé le miroir. Elle avait plongé ensuite sa main dans les seaux remplis d'eau. Lorsque les deux récipients avaient été suffisamment colorés de son sang, elle les avait versés doucement entre les lattes des persiennes. Une coulée sanguinolente traversait maintenant le cadran solaire en son milieu, semblant couper le temps. La façade tout entière paraissait s'éventrer. Devant cette vision d'effroi, la foule horrifiée se dispersa.  
Jonas dormait. Louise ne voulait pas le réveiller ni l'effrayer. Elle se vidait de son sang, mais elle souriait à la mort. Elle savait désormais qu'on viendrait chercher son enfant. Des pas lourds résonnaient déjà dans l'escalier. Le village tout entier ne pouvait plus ignorer ce qui se passait derrière ces volets clos. Elle savait que son petit bonhomme serait libre et qu'enfin, il verrait de ses grands yeux bleus le ciel et les oiseaux s'envoler.