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MÉLISSYA

Clôture 802 après la naissance du premier homme. 
Ville de Klèque, Région de l’Alen. 
 
« Beck ? Croyez-le ou pas, c’est un tombeur ! Elles veulent toutes le mettre dans leur couche. Je comprends pas qu’un borgne puisse séduire autant. Qu’est-ce qu’elles me reprochent, à moi ? » 
Le Gnome 

 
Mélissya a les yeux d’un noir opaque, comme la mélasse. En ce moment, ils sont penchés sur Beck le borgne et sont écarquillés par la peur. La jeune fille est si effrayée qu’elle n’arrive plus à produire le moindre son. Pourtant, quelques minutes auparavant encore, elle bavardait d’une voix légèrement aiguë ponctuée de petits cris de plaisir. Beck avait réussi à défaire son corsage et après des baisers dans le cou, il avait commencé à descendre le long de sa gorge pour laisser sa bouche errer sur la pointe d’un mamelon.  
 
Mélissya sait que le borgne quitte régulièrement sa montagne, avec son comparse le gnome, pour venir vendre en ville la viande des animaux qu’ils chassent tous les deux. À chacune de leurs visites, ils passent un peu de bon temps à la taverne de Pit. Sans relâche et au moyen d’innombrables messages laissés aux bons soins du tavernier, Mélissya a fait savoir à Beck qu’elle souhaiterait le rencontrer. Ce soir, quand il s’est engouffré dans sa chambre, la jeune fille n’a pas été surprise. Elle avait toujours pris soin d’indiquer qu’il existait un passage secret pour pénétrer à l’intérieur de sa gigantesque demeure. Toute à la joie de découvrir enfin les talents de séducteur du borgne, dont la renommée n’était plus à faire, elle n’a pas remarqué son étrange aspect. Elle n’a pas trouvé bizarre qu’il ait si peu de cheveux, un nez épaté et une lèvre inférieure plus charnue que la supérieure ; loin du portrait qu’on lui en avait fait. Beck est sans doute plus habitué à fréquenter les bouquetins, les lièvres et les loups que les dames et, de ce fait, il a perdu l’habitude de faire attention à sa mise. Le plus souvent, il se présente en ville avec ses vieilles hardes et sa transpiration de l’avant-avant-veille. Qu’importe ! Son charme est bien plus fort que son odeur ! Néanmoins, il lui a paru moins grand qu’elle l’imaginait. 

Peu après qu’il ait commencé à embrasser la jeune fille, on a frappé d’un coup sec à la porte. Affolée, Mélissya a poussé son amant par la fenêtre, en espérant qu’il pourrait tenir debout sur la corniche qui entoure la façade. Mais la corniche est étroite… trop étroite. 

À présent, il est accroché par le bout de ses doigts à la minuscule margelle. Mélissya finit par lâcher un soupir. Tant pis, elle doit aller ouvrir. 
 
L’individu, en posture délicate, doit avouer qu’il aime toutes les femmes. Il n’est pas difficile quant à leur physique. Il est juste attentif à leurs regards. Il guette cette petite étincelle au fond de leurs prunelles qui l’avertit que la personne est prête à mille et une coquineries pour satisfaire sa sensualité. Il reconnaît que sans une petite dose de sorcellerie les dames ne lui accorderaient aucune attention. Sacrée, soit la poudre noire ! Elle lui permet de collectionner une multitude de conquêtes. À ce titre, Mélissya ne rentre pas dans les canons de beauté de la Clôture 802 de la ville de Klèque. Son nez est bien trop proéminent, ses bourrelets bien trop débordants, et ses dents bien trop espacées pour plaire à la plupart des hommes. La donzelle semble s’en ficher, elle obtient toujours ce qu’elle veut. Pour cela, elle a renouvelé ses avances auprès de Beck de manière incessante. Le gnome a lu toutes les missives qu’elle lui a adressé. Tout à l’heure, l’occasion s’est présentée : Beck et lui se trouvaient en ville. Ils ont quitté la taverne de Pit à la nuit tombée. Chacun s’est séparé, prétextant une dernière course à faire. Et voilà que l’un d’entre eux va mourir pour les yeux noirs de Mélissya.  

Coucher avec elle représentait une double opportunité. La première est que la petite est prête à toutes les folies pour découvrir enfin les plaisirs des caresses. La seconde est qu’elle est la fille du Recteur de la ville : Gédélamus Carniveille. Quelle immense satisfaction de voler un peu d’amour à sa progéniture ! Une petite vengeance personnelle. Non pas que le Recteur mène la vie dure aux deux compagnons des montagnes, comme il le fait avec tous les habitants de Klèque ; mais les injustices sont devenues trop fréquentes. Depuis qu’il a pris le pouvoir, à la Clôture 795, le Recteur fait régner la terreur. Il promulgue des lois qui dépossèdent et avilissent les Kléquois. Certes, la région de l’Alen a toujours été marquée par la violence mais là, c’est trop ! Les sombres plans du Recteur doivent cesser. L’être en suspens au-dessus du vide se souvient que l’Alen était le berceau d’une ancienne civilisation qu’on appelait les « Pures Matières ». Pétris de haine et de soif de vengeance, les monstres qui en étaient issus ont dû laisser, à tout jamais dans la terre, l’empreinte de leurs gènes pervers.  

Mais cela a peu d’importance, maintenant. Ses forces vont lâcher. Le bout des doigts de l’amant est tout blanc. Il sent sa dernière heure arriver. Mélissya est partie ouvrir la porte sur laquelle on tambourinait férocement. L’être suspendu songe qu’il n’est plus utile de faire semblant : il n’est plus nécessaire de garder une apparence trompeuse. Pour redevenir lui-même, il ferme les yeux, se concentre et dans un éclair de poudre noire, il reprend sa forme initiale. Il bougonne, parce qu’il s’est encore fourré dans une sale histoire et que ce sera peut-être la dernière. Il est accroché à vingt pieds de haut : de quoi s’écraser comme un fruit mûr en contrebas, sur le pavé de la cour de la forteresse, que Gédélamus appelle pompeusement un « château ».  
 

De son côté, tapis dans l’ombre, Beck le borgne pense au gnome, ce petit être chauve, doté d’un menton en avant et d’une lèvre inférieure un peu trop épaisse qui lui prodigue en permanence conseils, mises en gardes et remontrances. « Comme s’il était un grand sage, alors qu’il n’y a pas plus menteur, voleur et escroc que lui ! ». Quand est-ce la dernière fois qu’il a pu compter sur lui ? Le gnome se défile très vite. Il n’est pas courageux et n’irait pas risquer sa vie pour sauver celle de son compagnon. Beck en est persuadé. À cet instant, il s’inquiète de savoir combien de fois ce fichu animal a usé de sorcellerie pour embobiner et trahir la confiance de jeunes femmes. Il va le lui faire payer cher. « Attends un peu que je te choppe ! » se dit-il. 
 
Gédélamus a-t-il eu vent de quelque chose ? Il a envoyé Klirte pour vérifier ce que sa fille trafiquait dans son coin. L’homme au visage sombre et aux nombreuses cicatrices inspecte la chambre une dague à la main, sans penser, heureusement, à jeter un coup d’œil par l’ouverture sur la cour. Quand il quitte la pièce, il adresse un regard mauvais à la jeune fille. Elle n’est pas du tout impressionnée. Une fois l’importun parti et la porte refermée, Mélissya se précipite pour voir si son galant a tenu bon. Dire qu’il était sur le point de lui remonter les jupons sur la tête ! Si jamais il a finalement lâché prise, elle regrettera amèrement d’être passée à côté de l’extase tant attendue. 
Quand elle se penche à la fenêtre, ses yeux noirs croisent le regard d’un petit bonhomme aux grandes oreilles, qui se tient exactement à la place de Beck. Elle grimace de surprise et de dégoût. 

— Qui êtes-vous ? demande-t-elle, plus offusquée par la laideur du petit monstre que par sa présence incongrue. 
 — Mélissya ! Aidez-moi à remonter, je suis léger, vous pouvez le faire, vous avez de gros bras. 
 — Mais, quelle horreur ! s’exclame-t-elle. Où est le borgne ? Vous l’avez fait disparaître ? Vous êtes un mage ? Vous êtes son gnome ? 
 — Oui mais non ! Certes, j’utilise un peu la magie parfois, mais on ne peut pas dire que je sois un mage. Sortez-moi de là, s’il vous plait. 
 — Pas question ! Je vais appeler Klirte. 
 — Pas lui ! crie le gnome. 
 — Vous ne me laissez pas le choix, dit-elle en croisant les bras. 

Puis elle songe que, si elle attend encore un peu, la créature finira par tomber et l’affaire sera réglée. Inutile d’appeler la soldatesque. 

— Écoutez, douce Mélissya. Je vous aime depuis le jour où j’ai croisé votre regard. Je sais que vous me préférez le borgne et c’est pour cela que j’ai pris son apparence, mais je vous assure que je suis bien meilleur amant que lui. Si vous appelez Klirte, il devra expliquer à votre père que vous couchez avec « un nain », comme il me surnomme. Si je m’écrase par terre, c’est pareil. Cela va vous faire passer pour une mauvaise fille. Je vous en prie ! Réglons l’affaire simplement : remontez-moi ! 

Le condamné craint que ce soit là ses derniers mots, car il est épuisé. 

Mélissya réfléchit à la demande du gnome. Après tout, ne vaut-il pas mieux que cette histoire soit étouffée dans l’œuf ? Elle se penche alors pour lui venir en aide.  

Trop tard ! Le gnome a lâché prise. Ses muscles l’ont abandonné, ses phalanges ont craqué. Son corps se détache de la façade lugubre du château de Gédélamus. La chute dure peu de temps pour Mélissya ; une éternité pour le petit être. Il a fermé les yeux, et se dit que cette fois, il n’y aura pas de miracle.  

Cependant, au lieu de s’écraser par terre comme prévu, il se sent rattrapé par deux bras puissants qui ploient un instant sous la force de la chute. Le gnome n’a pas le temps de voir qui l’a ainsi secouru qu’il est projeté en avant et se retrouve sur ses pieds. Quand il se retourne, il voit Beck le borgne, le vrai, les mains sur les hanches, qui darde sur lui un regard furieux. 
— Je peux tout expliquer ! se justifie très vite le coupable. 
— Je crois que ce n’est pas le moment, répond son sauveur les dents serrées.  
 
Mélissya est demeurée un moment bouche bée en suivant la chute du gnome, puis elle a fini par sourire en voyant Beck le borgne sous la lueur d’une torchère. Elle s’efforce de lui faire signe de monter. Sa soirée n’est peut-être pas totalement gâchée. Beck remarque ses mouvements et décline son offre de façon courtoise. Après ça, il donne un coup de pied dans les fesses du gnome pour lui intimer l’ordre d’avancer. Tous deux partent en courant. Ils longent sans bruit les façades et rejoignent le passage secret qui traverse la muraille de la forteresse.  

À peine l’ont-ils franchi que Beck attrape le gnome par l’encolure de sa cote. 
— Alors, vas-y : j’écoute !  
— D’accord… J’ai pris ton apparence pour bénéficier de ton aura. Désolé, mais c’est pas facile pour moi. Elles te veulent toutes, et moi je dois me contenter des restes. 
— Ah, oui ! Et tu trouves normal de tromper tout le monde ?  
— Ben oui ! je suis un gnome, pas un humain. 
— Décidément, tu ne vaux pas mieux que... 
— Qu’un homme ?  

Les deux compagnons ne remarquent pas que, juste derrière eux, Klirte vient de s’extirper du passage secret. L’homme a la peau mate, est d’une taille inférieure à celle, exceptionnellement grande, du borgne, mais il est tout de même d’une bonne stature. Dans la main droite, il brandit un couteau, à la lame gigantesque, et, dans la main gauche, une hache. Il jette sur eux un regard menaçant et arbore un sourire froid de satisfaction.  

Klirte est originaire d’un endroit qu’on nomme : « la région de l’Oubli ». Des terres austères que nul n’a envie d’explorer. Seuls les Charognards y règnent en maîtres et personne ne souhaite se frotter à leur cruauté. Klirte a grandi dans ces lieux maudits. On raconte qu’il aurait été abandonné là-bas, tout bébé, par un bateau qui naviguait près des côtes. Malgré l’environnement hostile, Klirte a trouvé des parents de substitution chez les Charognards qui, étrangement, ne l’ont pas dévoré. Élevé par ces bêtes immondes, il a fini, à l’âge adulte, par quitter cette région et par retrouver les humains dans la ville de Klèque, de l’autre côté de la Grande Mer. Aussitôt débarqué, il a été recruté par le Recteur qui, en échange d’une forte somme, l’a choisi pour être son garde du corps. 

Beck l’aperçoit enfin. Klirte s’arcboute déjà ; il est prêt à se jeter sur lui. Le gnome s’interpose : 
— Sache, mon ami, que le borgne possède des pouvoirs impressionnants qui peuvent terrasser n’importe quel homme. 

Pour seule réponse, le garde du corps ricane. Beck hausse un sourcil et écarte gentiment le gnome. Quand son assaillant s’élance, Beck s’avance à sa rencontre. D’un geste vif, il saisit les deux poignets de Klirte. Les deux hommes se retrouvent nez à nez. Klirte recule la tête pour prendre l’élan nécessaire afin de frapper Beck de son front. Mais, sans attendre, Beck vient lui faucher les jambes d’un coup de mollet ; l’autre perd l’équilibre. Un genou à terre, le garde se reprend et charge Beck, tête baissée, épaules en avant. Le borgne exécute une cabriole en avant sur le dos de Klirte. Il se retrouve à pieds joints et pivote sur lui-même en un éclair. Klirte jette sa hache avec rage ; Beck l’attrape au vol. Il sourit devant la stupéfaction de son agresseur et profite de cet instant d’étonnement pour fondre sur lui. Il lui décoche un uppercut d’une grande puissance. On entend les os de la mâchoire se briser. Le gnome sursaute. Il déteste le bruit du fracas des corps que Beck ne manque jamais de broyer tant sa force est colossale. Le borgne non plus n’aime pas en arriver à causer de tels drames. Son visage a d’ailleurs changé d’aspect. Quand il fait souffrir un être humain, l’expression de ses traits diffère. Ils se parent de grande tristesse, de regrets et de profonde douleur.  

Klirte est à plat ventre par terre. Il gémit en rampant pour s’éloigner. Personne n’a vu qu’il s’est emparé d’un poignard dissimulé dans sa chausse, contre sa cheville. Beck lui tourne le dos et s’éloigne. Le gnome se croit obligé de justifier au blessé ce qui vient de se passer : 
— Beck n’est pas si méchant. Il aurait préféré ne pas vous faire du mal, mais vous l’avez… 

Il s’interrompt en voyant Klirte rouler vivement sur le dos. Haut dans le ciel nocturne, le croissant blanchâtre de la lune éclaire la lame recourbée que Klirte tient dans la main. Au moment où il la lance en direction du dos de Beck, le gnome ferme les yeux et dans un éclat de poudre noire, il reprend l’apparence du borgne. Il grandit d’un seul coup et fait obstacle à la pointe du couteau, qu’il reçoit dans l’épaule. Beck se retourne d’un bloc et saisit l’un de ses couteaux rangés dans sa ceinture en cuir de gouzon, croisée sur son torse. D’un geste précis, il l’envoie entre les deux yeux de Klirte. Le visage du garde prend une expression de surprise, puis de détresse et enfin de renoncement. L’homme s’effondre, vaincu. Beck se tient à côté du gnome qui a conservé sa fausse apparence et est en train d’ôter la lame de son épaule. Il ne semble pas souffrir outre mesure.  

Un cri strident retentit. Mélissya vient d’apparaître à la sortie du passage secret. 
— Beck ! s’exclame-t-elle. 

Elle hésite, observe les deux hommes.  
— Lequel est le bon ? 

Ils ne répondent pas. 
— Bon sang ! Si l’un des deux ne remonte pas tout de suite dans ma chambre, j’avertis la garde. 

D’un mouvement bref, le gnome tourne son œil unique et suppliant vers son compagnon.