L'ultime escapade
NOUVELLES
- Ah, Henry , vous voilà enfin ! 
 
- Bonjour, monsieur le Directeur ! Je suis navré pour ce contretemps mais .. 
 
- Ecoutez Henry, nous vous attendions hier après-midi, comme il avait été convenu. Alors, vous comprendrez mon étonnement : le téléphone fixe est coupé chez vous , le portable ne répond plus, les messages .. sans suite et aucune réaction de votre part ! 
 
- Oui, je sais, monsieur le Directeur, je suis impardonnable ! 
 
- N'exagérons rien, mais le programme d'aujourd'hui est très chargé et ne me permet pas d'accueillir un nouvel arrivant à l'improviste ! 
 
- Bon enfin, on se connaît bien .. alors, on va se dispenser de tout protocole, le bilan médical peut attendre aussi et je vais appeler Alphonse, notre homme à tout faire, pour vous aider dans votre installation. 
 
- Dans dans une demi-heure , j'accueille le premier adjoint et l' adjoint aux finances pour leur présenter notre bilan d'activité et évoquer aussi le budget pour le prochain exercice . Alors ! .. 
 
- Oui je comprends, mais je peux vous expliquer en quelques mots, si vous me le permettez ? 
 
- Oui Henry, allez-y mais rapidement ! 
 
 
- Alors voilà : avant de quitter définitivement ma petite maison, qui est désormais en vente .. je viens de déposer les clefs à l'agence immobilière du centre-ville, et bien .. j'ai eu envie de passer encore une nuit sur place . 
 
- Mais quelle drôle d'idée, Henry ? Vous m'aviez dit que votre maison avait été vidée ou presque ? 
 
- Oui, c'est vrai .. j'ai presque tout vendu ou distribué , ne gardant que quelques meubles et un lit pour que ce soit plus vendeur , paraît-il ? .. c'est ce que m' a dit le vendeur. 
 
- Et vous avez vraiment dormi là ? 
 
- Oui, directement sur le matelas avec une simple couverture. 
 
- J'ai d'ailleurs très peu dormi .. mais je voulais une dernière fois écouter ma vieille maison gémir sous les assauts du vent, entendre craquer bizarrement les marches mal ajustées du vieil escalier en bois fruitier , .. je n'ai jamais pu m'y faire ! .. , repérer aussi quelques grattements suspects dans la sous-pente, et aussi m' imprégner, encore une fois, de ces odeurs du passé laissées sur les boiseries, la rampe d'escalier, la cuisine, par 35 ans de présence, presque 36 . 
 
- Vous aviez encore quelque chose à manger ? 
 
- Pas grand chose. Mais vous savez un peu de pain et une boîte de sardines que j'avais dans mon réfrigérateur depuis au moins 3 ans, ont fait l'affaire . 
 Au fond de moi-même, voyez-vous, j'avais encore besoin de cet ultime contact .. avant la rupture, .. avant de basculer dans le monde de ceux dont on ne sait plus trop quoi faire et que l'on réunit pour qu'ils puissent mieux se parler de leur décrépitude et se préparer aussi, sereinement, à la prochaine et définitive échéance ! 
 
- Je vous trouve bien pessimiste Henry. On en reparlera un peu plus tard .. Vous verrez , ici, il y a un très bon esprit et personne ne s'ennuie ! 
 
- Ce n'est pas ce que m' avait dit Louis, mon vieux copain qui réside chez vous depuis quelques mois déjà . Je vais, d'ailleurs, aller le saluer .. de ce pas ! 
 
- Et bien Henri, j'ai bien peur que vous n'arriviez trop tard ! Je suis vraiment navré, ... mais Louis nous a quitté hier matin .. paisiblement. 
 
- Comment cela, il est mort ? .. mais je l'ai eu au téléphone il n'y a pas une semaine et si je me suis décidé à venir ici, c'était justement pour le rejoindre . Ensemble, on se serait tenu les coudes, vous comprenez .. mais là ? Je me demande si .. 
 
 - Désolé pour votre ami mais ..il n'avait plus quitté son lit depuis 3 jours , et il s'est éteint doucement . Il avait 87 ans, je crois. 
 
 -Ah, voilà Alphonse ! Je vous laisse .. 
 
- Pour l'installation , Henry, vous voyez avec lui .. ; il connaît tous les coins et recoins de l'établissement mieux que moi et je crois bien qu' il ne vous est pas inconnu ? 
 
- Oui c'est exact. Gamin, il venait acheter des billes en verre de couleur dans ma boutique, une épicerie-bazar ! .. je me souviens très bien , mais 40 ans ont passé depuis ! 
 
- Encore navré, Henry ! 
 
 Sous le coup de l'émotion, j'avais du m'asseoir sur le banc en bois de l'accueil. Ce n'était pas ce que j'avais imaginé comme scénario pour mon arrivée .. mais alors, pas du tout ! 
 
L' argument qui avait eu raison de mon refus d'intégrer le Foyer-logement jusque là, venait de s' effondrer avec l' annonce de la disparition de Louis, m'envahissant d'un doute profond. 
 
 L'espace d'un instant, j' avais même pensé ne pas rester , .. rentrer à la maison et continuer tant bien que mal à vivoter en marge de la vie locale, en attendant : rien ! ou pas grand chose ! Une visite de temps en temps d'un vieux copain encore valide et les rendez-vous téléphoniques , deux fois par mois, avec mon fils unique Jacques, parti en Australie, à Adélaïde, exercer son métier de cuisinier depuis 25 ans maintenant . 
 
Il avait connu la réussite et avait même ouvert son propre restaurant français qui l'accaparait totalement. Et du coup, il n'avait même plus le temps de rentrer au pays ; tout au plus , une fois tous les 5 ans ! 
 
Pour le jour de l'an , grâce à Ginette la patronne du bistrot-pmu au coin de la rue, on était parvenu à se voir et se parler par Skype .. quelle invention extraordinaire ! Je l'avais trouvé vieilli, montrant même un début de calvitie .. dûe à la cinquantaine qu'il était sur le point d'atteindre . Il m'avait aussi présenté sa nouvelle compagne , Jane, qui avait bien essayé de me dire quelque chose dans un français très approximatif ! .. mais je n'avais pas tout compris ! 
 
 Jacques avait insisté, à plusieurs reprises, pour que je vienne vivre là-bas, à ses côtés, mais l'idée ne m'avait pas séduit .. Partir à 16000 kilomètres et vivre à l'envers : fêter Noël en slip de bain au bord d'une piscine, avec 40° à l'ombre .. non, ce n'était plus pour moi, à 84 ans ! 
 
 Revenir à la maison, c'était aussi pour constater , un peu plus chaque jour, que la vieille mécanique avait bien du mal à assumer le minimum : l'escalier qui devenait périlleux .. à cause d'une hanche douloureuse, l' arthrose qui avait envahi mes doigts me rendant inprécis et maladroit .. la mémoire défaillante qui m'avait fait rater plusieurs fois, les dates d'échéance des factures d'eau et d'energies. 
 
 Il y avait bien eu une petite jeune femme discrète et très respectueuse, Alima qui était venue, via le service d'aide à domicile, s'occuper de la propreté de la maison et reprendre en main le repassage que je n'assumais plus vraiment, depuis qu' Henriette, mon ex-femme, avait quitté la maison sans laisser d'adresse ..il y a maintenant 31 ans .. disparue à tout jamais ! 
 
Mais quelques mois plus tard, Alima s' était mariée et son époux, jaloux sans doute, n'avait plus voulu qu'elle continue à venir chez un homme seul .. même âgé ! 
 
Alors, Simone était venue la remplacer : la cinquantaine, le quintal conquérant, aussi large que haute, et une forte personnalité ! Ses premiers mots , en arrivant : « Alors pépé, comment que tu vas bien ? » .. ne m'avaient pas réellement enthousiasmé . 
 
Après quelques accrochages à propos de l'organisation de la maison, j'avais préféré mettre un terme à notre relation au grand dam de la responsable de service qui n'avait plus d'autre solution à me proposer .. Et bien , tant pis ! 
 
 A ce triste constat, il fallait ajouter, faute d'entretien , le retour à l'état de jachère de mon petit jardin, autrefois si soigné et également des oublis répétés laissant la porte d'entrée non verrouillée , toute la nuit .. ce n'était tout de même, pas prudent ! 
 
Heureusement, j'avais pu compté sur mon fidèle Napoléon qui veillait méticuleusement sur le couloir et la porte. D'une lignée plutôt obscure, il n'avait, bien franchement, rien d'impérial ..ni le chic, ni la prestance, non .. mais c'était mon chien ! 
 
Voilà une semaine, je ne l'avais plus trouvé , comme chaque matin, au pied de l'escalier qu'il n' aimait pas escalader à cause de ses douleurs, lui aussi . 
 
Outre le couloir, son domaine, c'était aussi la cuisine, le séjour et le jardin bien sûr où aucun chat n'avait le moindre droit de passage ! Je l'avais appelé , en vain ... pour finalement le découvrir , déjà tout raide, gisant sur le paillasson de la petite porte d'accès au jardin . A près de 15 ans, le cœur avait lâché, semblait-il 
 
J'avais fait appel à un voisin, plus valide que moi, dont je n'avais pas souvenance qu' il n' ait jamais occupé le moindre emploi durablement, pour creuser laborieusement un trou dans le jardin , à croire qu'il n'avait jamais eu une bêche dans les mains, et y poser Napoléon, enveloppé d'un drap blanc. 
 
J'avais déboursé 40 euros en liquide bien sûr .. mais c'était bien le moins que je puisse faire pour mon vieux compagnon. 
 
  - Bon Henry, navré de vous tirer de votre réflexion, mais il faudrait qu'on procède à votre installation , maintenant !  Respectant votre silence, j'ai réglé , pour vous , toute la paperasse d'admission., avec Marianne , la secrétaire. 
 
- Très bien Alphonse, merci. 
 
- Vous êtes venu en voiture, je crois ? 
 
Oui , j'ai gardé ma petite Volkswagen, car j'avais promis à Louis qui marchait avec difficulté, de l'emmener jusqu'à la côte pour voir la mer, encore une fois ! Mais désormais .. 
 
- Henry, vous verrez bien plus tard ce que vous souhaitez faire avec votre véhicule ! Pour le moment, je vais aller chercher dans votre coffre, vos bagages et ensuite, on ira tout ranger dans votre nouvel espace, au 1er étage . 
 
- Oui, enfin .. tu parles d'un espace, Alphonse, tout au plus 30 m2 ! 
 
- Oui, c'est vrai, mais ailleurs il n'y a souvent qu'une chambre, vous savez Henry ! Et puis, j'ai pu caser les meubles que vous nous aviez fait parvenir , il y a 3 jours : une armoire lingère, un scriban en noyer de belle facture et un fauteuil Voltaire rouge, pour que vous ne soyez pas trop perdu. 
 
- Oui, Alphonse .. je ne devrais pas me plaindre et je sais que tu es dévoué ! 
 
- C'est normal, Henry .. j'aimerais que vous soyez bien ici ! 
 
- Quel brave gars tu fais ! 
 
- Sais-tu quelque chose de plus pour Louis ? 
 
- Pas vraiment ! C'était la fin du parcours pour lui ..mais il ne se plaignait pas particulièrement. Il n'avait plus de famille proche, ni beaucoup de visite ; il a laissé un écrit m'a dit Monsieur le Directeur, précisant qu'il souhaitait être incinéré et ses cendres dispersées en mer. 
 
-Bon très bien. 
 
 Alphonse avait été très efficace et en une heure, tout avait été à peu près rangé dans l'armoire, le lit fourni par la maison, fait , le coin salle de bain, opérationnel .. il restait le coin cuisine, mais là , je n'avais pas eu envie de m'en occuper . 
 
Alphonse n'avait pas insisté tout en précisant que l' établissement n'assurant pas le petit déjeuner, il était nécessaire de prévoir quelques provisions. 
 
 Il était près de midi .. et Alphonse m'avait emmené au réfectoire, non .. à la salle à manger , Monsieur le Directeur y tenait beaucoup pour le standing de son Foyer-logement . 
 
A notre arrivée, les conversations des rombières déjà en place, cessèrent un instant , le temps de dévisager le nouveau venu , bien peu discrètement ! 
 
On me plaça à une petite table, .. « celle de Louis » avait précisé Alphonse, tout en le regrettant aussitôt 
 
 -Vous savez, Henri .. pour aujoud'hui, je vais manger à votre table pour vous tenir un peu compagnie . Après, vous aurez des compagnons de table, comme tout le monde .. c'est la régle . Sachez que Monsieur le Directeur n'apprécie pas trop les solitaires , car, d'après lui, ils cassent l'ambiance qui se doit d'être joyeuse, coûte que coûte. 
 
- Bon, merci Alphonse ! 
 
- Pour les obsèques de Louis, tu sais quelque chose ? 
 
- Les pompes funèbres viennent le chercher dans l'après-midi et la crémation aura lieu demain 14h. 
 
- Très bien , j'y serai . Et qui va s'occuper de l'urne funéraire ? 
 
- Alors là, je ne sais pas, Henry . 
 
Ah, voilà nos plateaux-repas ; il paraît que c'est très équilibré .. mais bien franchement, c'est souvent sans saveur pour ne pas dire : dégueulasse ! 
 
Autrefois, il y avait une cuisinière et des aides en cuisine .. mais, pour les raisons budgétaires, l'établissement fait appel, désormais, à un industriel de la bouffe pour collectivités. 
 
Moi, j'évite ! Jeanine, mon épouse, qui cuisine très bien, me prépare toujours quelque chose à réchauffer ; alors, à la pause, je préfère me retirer dans ma caverne d' Ali baba . 
 
- Mais, c'est quoi la caverne d'Ali baba ? 
 
- Plusieurs pièces de grande contenance au fond du bâtiment où sont entreposés en vrac, les meubles, les téléviseurs, les réfrigérateurs, les micro-ondes et les cafetières des décédés dont les héritiers, résidant souvent loin, ne sont jamais venus reprendre quoi que ce soit. 
 
- J'ai même tout un lot de bondieuseries et de crucifix de toute taille ! 
 
- C'est un peu mon domaine, alors je me suis aménagé un petit endroit agréable, avec du confort, de la musique, la télé, une cafetière, et même quelques bonnes bouteilles ! Mais, vous viendrez, Henry, vous n'allez pas le regretter. 
 
- Merci Alphonse .. mais, tout de suite j'ai la tête un peu ailleurs. 
 
 J'avais terminé le repas seul devant un café très médiocre ; Alphonse avait vu arriver les pompes funèbres , et avait dû quitter la table précipitamment. 
 
C' était très bien ainsi, car il m'avait un peu barbé avec les détails de sa petite oganisation interne. 
 
Certains convives s'étaient dirigés poussivement vers la salle de télé pour aller s'endormir devant les programmes sans intérêt de l'après-midi ; d'autres allèrent vers les tables de jeux pour y taper le carton et picoler une bière; d'autres encore, vers une salle plus vaste pour une activité « chorale » qui ne m'avait aucunement tenté .. Alors , il m'avait semblé opportun de me retirer sans tarder dans mon nouveau logement pour y terminer le rangement. 
 
Le cœur, n'y était pas vraiment et mon souci était surtout de savoir comment accompagner dignement ce pauvre Louis dans le respect de ses dernières volontés. 
 
La fenêtre de mon petit appartement donnait sur une avenue fréquentée par des dizaines et des dizaines d'automobilistes se rendant massivement à l'hypermarché local pour y acheter tout, y compris ce dont ils n'avaient pas besoin. 
 
J'avais brièvement entrouvert la fenêtre mais le vacarme de la circulation était tel, que je l'avais refermée bien vite .. c'était prometteur pour les beaux jours ! 
 
Assis dans le fauteuil Voltaire qui venait de la maison ; je n'avais pas vu le temps passé , perdu dans mes pensées .. et, le jour déclinait déjà quand quelqu'un frappa à la porte : 
 
  - Entrez ! 
 
- Alors Henry, comment se passe votre première journée ? 
 
- Dans la réflexion , Monsieur le Directeur 
 
A propos de Louis ? 
 
- Oui, entre autres. Le concernant, je crois que je vais me proposer pour disperser ses cendres à la mer. C'était son souhait de s'y rendre avec moi . Et bien là, il pourra même y rester pour l'éternité ! 
 
- Il faudrait peut-être bien quelqu'un pour vous accompagner ? 
 
- Oh non, je me sens encore capable de conduire jusqu' à la côte . 
 
- Et après ? 
 
- Après on verra bien Monsieur le Directeur .. je n'ai plus guère de projet ! 
 
-Tout cela va s'arranger, Henry ; il vous faudra juste faire un petit effort d'adaptation . 
 
- Oui, mais tout de suite, je n'ai envie de rien ! 
 
- Mais si, venez Henry, c'est l'heure de la soupe. Juste un bol de potage et un laitage, pour le soir, c'est suffisant. 
 
 Je n'avais pas pu refuser, et cette fois, on m'avait intégré à une table de 4 dont deux membres étaient absents ; l'un , semblait-il, transporté d'urgence au CHR dans un état semi-comateux et l'autre, récemment retiré pour un séjour définitif, au cimetière ! 
 Je m'étais donc retrouvé au côté de Léonie et Emile ; celui-ci s' efforçait de maîtriser le tremblement de son bras pour porter la cuiller à sa bouche, en vain .. alors il avait tenté de boire au bol directement , ce fut pire encore .. un désastre ! ; quant à Léonie , elle avait bien essayé de me dire quelque chose , mais son dentier très indiscipliné , l'en avait empêché malgré beaucoup de bonne volonté . 
 
Je l'avais néanmoins remercié d'un signe de tête et d'un sourire peu convaincant . 
 
Puis, j'avais bien vite quitté la table, trouvant ce spectacle de la décrépitude et du naufrage inéluctable bien peu encourageant pour la suite .. 
 
 Fatigué, j'avais fini par me mettre au lit. 
 
Je ne trouvais pas bien ma place dans ce lit d'hôpital trop haut et curieusement bombé, regrettant déjà mon couchage habituel . L'oreiller manquait de volume et sentait le vieux ; la couverture n'avait pas assez d'épaisseur et glissait au moindre mouvement. 
 
Dans cette pénombre inhabituelle , je n'avais trouvé qu' un sommeil superficiel, bien vite interrompu par le grondement des véhicules passant à 30 mètres des fenêtres, les bruits sourds venant des appartements voisins , les pas pesants claquant sur le carrelage du couloir , les sifflements inquiétants venant de la toiture sous les coups répétés du vent , et même des craquements venant des meubles qui n'avaient pas encore bien trouvé leur assise. 
 
 Levé de bon matin, j'avais machinalement appelé Napoléon .. mais rien , ni personne n'avait répondu, bien sûr. 
 
Lavé, rasé de frais, j'avais enfilé un costume sombre, chemise blanche et cravate noire, en prévision de la cérémonie d'adieu à Louis, en début d'après-midi . 
 
Le lieu de crémation n'était pas très éloigné, mais j'avais voulu partir tout suite, poussé par le besoin de voir autre chose que ce lieu de résidence quelconque qui ne me séduisait décidément pas. 
 
 Tout me semblait laid, le bâtiment mal conçu et froid, les couloirs sinistres, les plantes artificielles de la salle à manger de médiocre qualité, la fausse liane en plastique qui voulait donner l'illusion de courir sur les claustras en bois clair et apporter une note d'exotisme probablement , et jusqu'à l'odeur insupportable des sols lavés avec des produits trop bon marché, destinés à masquer sans doute , les relents laissés par ceux qui ne maîtrisaient plus trop leur vessie ! 
 
Au volant de mon petit véhicule, j'avais rejoint sans difficulté la rocade pour m'arrêter 10 kilomètres plus loin sur le parking d'un vaste supermarché . J'avais plus de deux heures à attendre, avant de rejoindre le crématorium. 
 
J'avais déambulé dans la galerie marchande, m'arrêtant à chaque vitrine pour en admirer la présentation et m'étonner de la nouvelle tendace de la mode. Il n' avait pas d'intention d'achat , mais au moins je voyais des gens jeunes qui s'activaient et qui semblaient contents, d'être là. 
 
J'avais fini par m'asseoir à une petite table d'une cafétéria accueillante animée par deux jeunes femmes débordantes d'energie , habillées de blanc avec une petite coiffe dans les cheveux, très élégante. 
 
Tenté par les effluves fortes de café fraîchement moulu, j'avais pris un petit expresso corsé, quel plaisir ! Et rien de comparable avec le liquide noirâtre du foyer-logement. 
 
 La carte de la cafétéria offrait aussi une formule de restauration rapide .. enfin, pas trop rapide non plus, j'avais le temps , proposant un choix de petites pizzas toutes aussi tentantes les unes que les autres, un dessert sous la forme d'un tiramisu ou d'un quartier de tarte à la myrtille et une boisson. 
 
Il était près de midi et la jolie serveuse blonde était venue prendre ma commande avec quelques mots d'explication très courtois. 
 
Quelques minutes plus tard, elle avait déposée devant moi, avec grâce et légèreté , un large plateau où étaient réunis : une assiette contenant les mini-pizzas, un ramequin en verre pour le tiramisu dont les couleurs contrastées m'avaient séduit , et un petit quart de vin. 
 
Le joyeux et dynamique « Bon appetit, Monsieur ! » m'avait tout à fait réjoui. 
 
 Je ne me souvenais pas avoir fait une si bonne chère. 
 
La fille aux cheveux d'or se prénommait Géraldine, c'était inscrit sur la petite étiquette accrochée à la pochette de sa veste . Mon grand âge , ma qualité de client inhabituel et mon allure « vieux monsieur chic » lui avaient sans doute plu . Elle avait fait assaut d'amabilités et m'avait même amené à ma grande surprise, un autre petit expresso . 
 
Quand je lui avais fait remarquer que ce petit café n'était pas commandé, elle s'était arrêtée, tout sourire, devant moi : 
 
- Je le sais, cher monsieur, mais, permettez-moi de vous l'offrir .. ce fut un plaisir de vous servir ! 
 
- Vraiment ? Je vous remercie d'avoir bien voulu vous occupez de moi . 
 
Surpris et flatté, j'en avais même oublié un instant ce pauvre Louis, qu'il fallait maintenant rejoindre au crématorium. 
 
 Avant de quitter la galerie marchande, j'étais rentré dans la boutique d'un fleuriste pour prendre quelques fleurs à jeter à la mer avec les cendres du défunt. 
 
Au dernier moment, j'avais aussi pris un petit bouquet d' anémones rouge grenat et mauves entouré d'une colerette de papier cadeau étoilé. 
 
J'étais revenu sur mes pas et la belle Géraldine fut toute étonnée que je lui tende ce petit bouquet pour la remercier : 
 
- Permettez-moi de vous l'offrir .. il y a tellement longtemps que je n'ai plus eu l'occasion de proposer des fleurs à une jolie jeune femme. 
 
- Mais, monsieur .. 
 
 Je n'avais pas attendu la fin de sa réponse pour filer, cette fois , vers l'ultime rendez-vous avec Louis. 
 
  
Au crématorium, j'avais retrouvé monsieur le Directeur et Alphonse et quelques personnes inconnues. Alphonse s'était approché : 
 
- Henry, mais où êtiez-vous passé, je vous ai cherché ? Ne parlons pas du portable, en permanence fermé. 
 
- Je ne l'avais pas emmené ! Mais, merci Alphonse de te soucier de moi . J'avais décidé de partir très tôt pour goûter un peu de liberté et remettre à plus tard l'intégration dans le fonctionnement du foyer-logement. 
 
-Ah oui, je peux comprendre Henry, mais je crains que vous n'ayez pas d'autre choix. 
 
- J'en ai bien peur , en effet ! 
 
Le très petit nombre de personnes présentes avait incité le maître de cérémonie , à différer de quelques minutes , le démarrage de l' hommage à Louis , espérant la venue de quelques retardataires. Mais, personne ! 
  
L' homme en noir avait alors lancé la cérémonie avec un fond musical sinistre et désolant de banalité , reprenant des airs de circonstance 1000 fois entendus. 
 
Puis, personne de l'assistance ne souhaitant intervenir pour saluer une dernière fois le défunt, il s'était lancé dans une courte ( heureusement ) évocation truffée de lieux communs où Louis n'avait plus que des qualités, alors qu'il était devenu un vieux bougonneur nostalgique de son passé de cavaleur invétéré .. On continua à égrener des clichés affligeants , pour finir, c'était à craindre par « ce sont toujours les meilleurs qui partent les premiers ! » 
 
Là, j'en avais franchement assez entendu, regrettant vraiment de ne pas avoir osé dire quelques paroles, même improvisées, pour Louis. 
 
Les rares personnes présentes vinrent s'incliner devant le cercueil, avant que l'on emmène Louis à la crémation, sans perdre de temps car le client suivant .. enfin ses proches , attendait impatiemment que la salle se libère . 
 
J'étais resté longtemps assis, seul, dans le hall d'entrée, avant qu'un croque-mort au visage figé dans la gravité, ne m'apporte une urne funéraire en plastique médiocre contenant probablement les cendres de Louis. 
 
Pas de civilité, pas de commentaire, j'avais tellement hâte de quitter ces lieux . 
 
Gauchement, j'avais casé dans mon coffre, l'urne de Louis dont je n'avais pas aimé le contact, un peu rugueux. 
 
  
J'avais pris la route de la côte par les petites routes, m'accordant de petits temps d' arrêt pour dégourdir mes vieilles jambes qui n'avaient plus l' habitude d'autant de temps de conduite. 
 
Je savais où aller pour respecter la dernière volonté de Louis : une petite plage sauvage que j'avais aimé un jour de promenade avec Napoléon , il y a bien longtemps, avec des dunes plantées d'oyats et de buissons d' épineux, loin des digues bétonnées et des bars à touristes. 
 
L'accès n'était pas facile mais j'étais assuré de pouvoir accomplir cette dernière démarche, tranquillement , à l'abri des regards. 
 
 Le temps n'était pas au beau et un fort vent d'ouest soufflait sur le bord de mer, bousculant les cumulus dans un ciel menaçant et soulevant des tourbillons de sable . Un petit emplacement désert m'avait permis de garer mon véhicule. 
 
Après avoir passé un vêtement plus confortable et avoir repris, non sans un rien d'appréhension, l'urne de Louis, j' avais entrepris de traverser une zone de dunes irrégulières. 
 
Marcher prudemment dans le sable fuyant sous mes pas m' était pénible . 
 
Se frayer un chemin dans ce monde instable n'avait pas été simple non plus et j'avais même dû enjamber , avec difficulté, des vestiges de clotûre basse à moitié enfouis dans le sable. 
 
Puis, j'avais atteint la plage où un puissant vent de travers m'avait déséquilibré , l'espace d'un instant. J'avais dû lutter pour continuer ma progression, et après un ultime effort, j'étais enfin parvenu à l'eau , le souffle court et les jambes chancelantes. 
 
Maladroitement, j'avais ouvert l' urne de Louis que j'avais retournée très vite d'un seul geste pour que le vent ne s'y engouffre pas. 
 
Le déferlement d'une vague plus conquérante et les éléments déchaînés eurent vite fait d' emporter ce qui restait de Louis, le réduisant au néant . 
 
En ultime hommage au défunt, j'avais abandonné au vent, une à une , les fleurs que j'avais préservées sous mon vêtement de pluie , tant bien que mal. 
 
Emportées avec violence, certaines gisaient brisées sur le sable humide , d'autres avaient été précipitées dans les flots, au loin. 
 
Ma mission était accomplie et il ne restait plus rien de Louis , absolument rien ! 
 
 Sans prendre le temps de me recueillir davantage, j'avais regagné à grand peine, les dunes les plus proches pour y trouver un peu d'abri et récupérer de mon effort qui m'avait totalement épuisé. 
 
Je m'étais assis pesamment au creux d'une dune d'où j'apercevais encore le rivage . Là, j'avais longtemps attendu que ma vieille carcasse puisse retrouver son rythme normal. 
 
 La mer avait grossi avec la marée montante et lançait des vagues puissantes à l'assaut de la rangée de pieux noirs dressés là , justement pour briser leur élan. 
 
La plage , désormais la plage de Louis, se réduisait petit à petit, inexorablement . 
 
 Au loin, très loin, j'avais distingué quelques promeneurs téméraires et, à l'horizon défiant la tempête , d'imposants ferries emportaient leur lot de touristes et de véhicules de toutes tailles vers l' Angleterre, si proche. 
 
 A l' abri de la dune, j' avais aimé le spectacle des flots sans cesse en mouvement et la progression des vagues déferlant sur la plage . 
 
L' oscillation régulière et incessante de la mer avait fini par perturber mon équilibre et un certain alanguissement m'avait gagné. 
 
Je n'avais pas cherché à lutter, me laissant glisser vers un état second d'où les images d'évènements récents avaient ressurgi : la bonhommie d' Alphonse, le visage de Jacques là-bas aux antipodes, le pauvre corps de Napoléon raidi par la mort, le départ d' Alima qui avait su redonner une âme à la maison et le si joli sourire de Géraldine avec son petit bouquet d'anémones à la main. 
 
Bientôt, ce fut au froid de m'envahir sournoisement, altérant ma lucidité et minimisant l'impérieuse nécessité de me remettre en route , avant que le sommeil , pourtant bien tentant, ne me gagne totalement. 
 
D'autres souvenirs de la petite enfance étaient repassés furtivement dans mon esprit : la voix sévère de ma première maîtresse d'école , le rire sonore de mon père encore jeune, le défilé du 14 juillet sur les Champs Elysées avec les chevaux de la Garde républicaine , et ma douce grand-mère qui me tendait les bras, avec infiniment de tendresse. 
 
Ces images émouvantes du passé m'avaient rassuré . Alors, pourquoi continuer encore ? Pour quoi faire ? Et pour qui ? Je n'avais plus aucune réponse à ces interrogations . 
  Une petite voix fluette, toute proche m'avait sorti de mon délire : 
 
- Dis monsieur, pourquoi tu ne bouges pas ? Dis monsieur pourquoi tu es triste ? 
 
- Mais, ma petite d'où sors-tu ? 
 
- Je joue. C'est le vent qui a poussé ma balle et l' a perchée dans le bosquet 
 
- Mais, je vais te l'attraper si je parviens à me relever. 
 
Une autre voix inquiète était intervenue : 
 
- Mais Sophie, où es-tu donc passée ? 
 
- Ici, maman ! avec un monsieur triste qui a bien voulu récupérer ma balle. 
 
- Ne soyez pas inquiète Madame ! 
 
- Vous avez une délicieuse petite fille qui est parvenue , en toute innocence, à me tirer in extrémis, d'une dérive très sombre ! 
 
- Je vous crois, Monsieur, mais votre pâleur m'inquiète ! Ne restez pas là vous finiriez par prendre froid ! Le jour baisse déjà, il est temps de rentrer.