17H - Place de l'Étoile
Sous l'arc de triomphe

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© Marie Paule CHARLES
C'était un paisible après-midi d'hiver. Sans pluie. Sans vent. 
 
À la sortie d'un rendez-vous dans le VIème arrondissement, je m'en allais flâner dans les allées du jardin du Luxembourg. 
 
Je m'assis un moment sur une chaise près de la balustrade qui surplombe le grand bassin. On y respire comme un vent venu du large. Une odeur d'eau qui vous transporte loin. Très loin. 
 
Je fouillais dans mon sac à main pour en sortir, que sais-je ? un mouchoir, un stylo. Je fis voler un petit morceau de papier froissé que j'essayais de rattraper avec l'excitation d'un enfant qui cherche à décrocher le pompon d'un manège. On eut dit une page d'agenda, soigneusement arrachée et conservée mais vieillie, fanée, jaunie. On lisait avec peine une information hâtivement écrite, quelque chose comme : Place de l'Étoile. Sous l'Arc de Triomphe. On avait entouré 17H. D'où venait ce feuillet ? De mon sac ? Oui. Peut-être. Pendant toutes ces années, avais-je conservé le rappel de ce rendez-vous ? 
 
Les cloches de Saint-Sulpice sonnèrent. 16 heures ? Je me sentis aimantée par la Place de l'Étoile. Mentalement, je traçais mon itinéraire. Descendre la rue Bonaparte. Tourner à gauche Boulevard Saint- Germain ? Rue Jacob ? Longer les quais de la Seine ? De toute façon, je traverserais la Place de la Concorde et remonterais les Champs-Élysées. À 17H, je serais sous l'Arc de Triomphe. 
 
Pendant que je marchais me revenait en mémoire un coup de fil reçu bien des années auparavant. C'était HG. " Je suis à Paris. On pourrait se voir ? Aujourd'hui, non ? " Je proposais un lieu très facile à trouver, une brasserie, Place du Palais- Royal. " Oh, non, a-t-il répondu. À Paris, il y a trop de monde. J'ai bien réfléchi. Je ne vois qu'un seul endroit pour se retrouver. C'est la Place de l'Étoile. Il avait précisé " sous l'Arc de Triomphe ". 
 
Quand j'arrivais sous l'Arc de Triomphe, je croisais quelques touristes emmitouflés, luttant contre le vent et s'extasiant, me sembla-t-il, sur la beauté des lieux. Je pensais au vocabulaire utilisé pour décrire une ville : artère, circulation, comme si la ville était un être vivant. Les voitures descendaient et montaient l'avenue des Champs-Élysées selon un rythme régulier, un battement de cœur, irriguant la Place de l'Étoile dans un désordre orchestré par un invisible magicien. Comme s'il s'agissait d'une question de vie ou de mort. Comme une armée de fourmis. Un seul élément déviait et l'ensemble tout entier était malade. 
 
J'attendais… Il ne se passait rien. J'entrecroisais mille images, mille souvenirs, mille oublis. Le Général de Gaulle descendant les Champs-Élysées à la Libération, la grande manifestation de mai 68 regroupant étudiants, ouvriers, partis politiques et syndicats. Je me répétais l'exergue si émouvant du roman Place de l'Étoile de Patrice Modiano : " Un jour de juin quarante, un officier allemand remonte les Champs-Élysées. Il arrête un passant et lui demande : Monsieur, s'il vous plaît, pouvez-vous m'indiquer la Place de l'Étoile ? Le jeune homme désigne alors le côté gauche de sa poitrine." 
 
La flamme de la tombe du soldat inconnu vacillait. Je voyais le geste symbolique, auguste, historique répété par de Gaulle si grand, (devait-il se baisser ?), par Pompidou, (distinguait-il la tombe à travers la broussaille de ses sourcils ?), par Giscard d'Estaing noble, par Mitterrand, un peu raide, par Chirac, maladroit, par Sarkozy, impétueux. 
 
J'étais emportée dans un tourbillon. Comme dans un film de Tati. Tout se confondait dans ma tête douloureuse. Ça va, Madame ? Oui. Oui. Ça va. Juste un petit étourdissement. 
 
17H. Place de l'Étoile. Sous l'Arc de Triomphe. Il n'y avait plus personne. Rien que le vent du Nord. Et le flou des lumières de la ville. 
 
Je partis et m'engageais comme un automate dans l'avenue Marceau déserte. Je marchais d'un pas vif, l'esprit vide. Je gagnais le pont de l'Alma et m'accoudais à la rambarde. 
 
Oui. Je me souvenais de ce jour. C'était un jour d'hiver qui avait hâte de bousculer le printemps. Ce devait être un jour blanc. Un jour où l'eau, le ciel et la terre vous enveloppent, vous enserrent dans une atmosphère effacée, gommée, sans espoir, sans avenir. Un jour où les bruits n'existent plus. Ni les images. Ni les couleurs. Ni la musique. Il n'y a plus rien. Rien que le vide. 
 
Il avait basculé du haut du pont de l'Alma. Quelques passants avaient bien dû s'arrêter. Quelqu'un avait dû crier, non ? Mais le vide avait gagné. La Seine l'avait englouti dans ses eaux secrètes, sombres et glacées. 
 
Je fis un geste que je voulus large et solennel. Je lâchai le bout de papier jauni, sali, terni qui portait une écriture griffonnée qui s'était enfuie avec le temps, marque d'un rendez-vous qui s'était perdu dans le passé. Qui avait existé, qui avait eu lieu et qui n'était plus rien. 
 
Un point blanc voleta dans la nuit naissante. Comme un papillon frêle.