1er avril - 19h
Que va-t-on me faire ? Ils vont bien vite en m'emmenant sur leur planche à roulettes, là ! Et pourquoi je n'arrive plus à bouger les jambes ? Qu'est-ce qui m'est arrivé ? Je ne sens plus mes jambes ! Aïe ! Pourquoi elle me fait une piqure cette connasse? Elle la laisse dans mon bras en plus ! Elle veut que je saigne ou quoi ? J'ai déjà assez mal comme ça au dos et aux bras et je n'arrive plus à bouger mon popotin et elle, elle me pique !
Moins vite ! Moins vite ! Il mène où ce couloir ? Bon sang, on se croirait dans "Urgences" là ou "Docteur House" ! J'aimerais bien qu'il arrive avec sa canne, lui ! Il les calmerait tous !
Alors c'est ça l'hôpital ? Des gens pressés, du stress, de la vitesse ! Doit pas être amusant de travailler là ! Ce serait si agréable si je voyais mon beau John Carter !
Ouh là ! C'est quoi cette pièce avec ce spot qui m'aveugle ? Ce que j'aimerais me barrer vite fait d'ici mais je n'ai plus de forces pour me lever ! C'est une salle d'opération ? C'est la première fois que je vais me faire opérer ! Bon sang, les infirmiers touchent mes jambes ! Je les vois faire mais je ne sens rien ! Qu'est-ce que j'ai bon sang ? Une mauvaise chute ?! Tout va revenir !
AÏE ! Encore une piqure ! Ils sont sans pitié ici !
Ouh là ! J'ai le cerveau dans la brume là ! Qu'est-ce qu'ils m'ont fait ? Je me sens toute stone, toute...
2 avril - 11h17
L'infirmière me sourit avec un regard consolant ! Elle a de beaux yeux en amande que je n'oublierais jamais ! Elle me regarde avec pitié pendant que le chirurgien et le Docteur nous expliquent avec des mots adoucis qu'à 16 ans, je ne remarcherai jamais !
Ma petite voisine de19 ans, trois ans mon ainée, Christelle a l'air d'un garçon ! Elle a un corps tout maigre, sans formes, les cheveux courts et le visage carré ! Elle m'explique qu'elle est atteinte d'une sclérose en plaques et qu'elle vient de faire sa première poussée. Elle a perdu la marche. Je lui raconte que moi aussi en tombant d'un arbre contre lequel je grimpais avec mes deux jambes vigoureuses et musclées ! Rupture de la moelle épinière au niveau des lombaires ! Dire qu'il y a une semaine encore, je marchais et courait ! Je ne réalise même pas que c'est fini !
4 avril - 14h50
J'entends une voix qui chante dans le couloir ! C'est Annie, l'infirmière brune aux yeux maquillés. Elle a une si belle voix Annie ! J'aimerais chanter comme elle ! Faire des concerts ! Et pourquoi pas après tout ? Je serais la première paraplégique à chanter ? Peut-être que ça doit se faire !
La dame de service arrive enfin avec mon plateau ! Je vais pouvoir manger ! La dame trébuche et je vois avec horreur ma belle part de lasagnes qui s'étale par terre ! Elle nettoie tout vite fait dans un silence de honte gênée et elle repart ! Je n'ai plus qu'à attendre mon repas ! Encore !
5 avril - 10h30
Waouh ! Il est trop beau le kiné ! Il est venu avec ses beaux yeux noirs et doux et s'est présenté. Il s'appelle Stéphane. Ses mains aussi sont pleines de douceur ! Elles ont manipulé mes jambes qui vivent dans leur monde à présent. Cette douceur, je l'ai vue mais ne l'ai pas sentie ! Sauf dans mon cœur ! Une douceur emprunte de sensualité ! Il est trop beau Stéphane ! J'espère qu'il va me suivre longtemps ! Jusqu'à sa retraite !
8 avril - 15h57
"Ton père est abattu" me dit ma mère au bord des larmes ! "Il n'a pas supporté ! Il n'était pas prêt !" Il a pris ses affaires et est parti hier soir. Toujours pas rentré ! Toujours pas de nouvelles ! Adieu papa !
10 avril - 9h35
Oh non pas elle ! Hilda, l'aide soignante ! Une grande blonde sèche aux yeux bleus inexpressifs ! Elle est d'une brutalité parfois ! Jamais un sourire et à peine "Bonjour", genre c'est ma faute si je suis là ! Je suis un objet entre ses mains, qu'elle tourne et retourne et quand elle me parle, j'ai froid jusque dans les orteils!
10 avril 14h20
Mon beau Stéphane ! Il m'a apporté un objet ce matin que je n'avais vu que rarement à la télé ou dans la rue et dont je ne me séparerais plus jamais ! Un fauteuil roulant manuel.
"Tu vas t'entraîner à rouler avec ce fauteuil Morgane ! Tu es prête !"
Avec sa douceur, il m'a portée dans ses bras et j'ai senti son doux parfum d'homme qui donne chaud ! Il m'a installée comme une princesse et m'a emmenée en salle de soins ! J'avais l'impression d'être une reine qui défile au milieu de ses sujets ! Je me suis sentie ... exaltée !
Stéphane, c'est plus qu'un kiné! C'est pas seulement un soignant, c'est ... un amant qui soigne, caresse, stimule, masse les coins les plus reculés de notre corps et notre conscience.
Il a réveillé en moi des endroits que j'ignorais! La force dans mes bras et le courage dans mon coeur. C'est tout ce qu'on demande à un amant, un prince charmant !
15 avril - 22h50
Avant d'être dans mon fauteuil roulant, je rêvais !
Aujourd'hui, dans mon fauteuil roulant, Je regarde les oiseaux qui volent !
Dans mon fauteuil roulant, j'entends les enfants qui courent !
Dans mon fauteuil roulant, je goûte encore à la jeunesse et aux plaisirs simples de la vie !
Dans mon fauteuil roulant, je touche à l'essentielle de l'existence qui me parait difficile mais possible !
Dans mon fauteuil roulant, je sens l'odeur des fruits que ma mère met dans ses tartes dont elle a le secret !
Aujourd'hui, dans mon fauteuil roulant, je vis !
20 avril - 11h37
Le jardin de l'hôpital, c'est le seul endroit où je me sens libre et égale aux autres ! Quand mon beau Stéphane me dit de sa voix câline: " Allez Morgane ! On va au jardin !" Je me sens de bonne humeur. Il m'y pousse et je hume l'odeur des fleurs de ce printemps ensoleillé ! C'est un bel endroit au centre de l'hôpital. Bien entretenu, ombragé par de beaux arbres centenaires et décoré de massifs de fleurs sous les fenêtres ! C'est un endroit complètement à part dans ce monde de malades. Je me redécouvre chaque jour et j'en profite chaque minute !
Il me suffit, parfois, de m'avancer dans mon fauteuil près de la fenêtre qui donne sur ce jardin et je me sens bien, apaisée ! Toutes les mauvaises pensées, les idées noires, la tristesse s'en vont et je me sens emportée par un désir, une envie de vacances loin de cette chambre et loin de cet hôpital !
24 avril - 23h10
Rouler devant les gens valides qui me regarde avec pitié !
Faire ses besoins dans un bassin !
Supporter la présence de ma foutue sonde urinaire !
Se faire laver le cul par les autres !
Se caresser à certains endroits que je ne sens plus !
Avoir des désirs d'amour mais plus de sensations !
Regarder les enfants de mon âge ou plus jeune, jouer au foot, au vélo en riant avec leur papa et me dire que c'est fini pour moi tout ça !
Subir les regards de mépris et les réflexions acides parfois !
Regarder Stéphane chaque jour et savoir que je ne l'embrasserai jamais !
Accepter cette vie est pour moi un défi, un challenge !
Ne pas me donner le choix est désormais pour moi, la meilleure des solutions pour avancer !
29 avril - 9h30
Cet hôpital, depuis un mois que j'y suis est devenu un peu chez moi. Les gens que j'y croise sont un peu ma famille sans l'être.
Il y a les malades qui changent souvent. Ceux qui viennent pour un petit bobo et d'autres pour des maladies graves ou des accidents comme moi ! Des jeunes comme moi. Des jeunes qui pleurent et qu'on doit shooter aux antidépresseurs, des jeunes qui hurlent et qu'il faut maintenir à cinq pour leur injecter un sédatif, des malades discrets, timides, réservés qui n'ont plus rien à dire et plus de larmes à verser.
Il y a les aides soignantes qu'on voit régulièrement, qu'on appelle la nuit comme on appelle nos mamans quand on fait un cauchemar. Elles viennent nous rassurer ou carrément nous secouer les puces !
Il y a les infirmières qui passent le matin avec plaquettes de médicaments, piqures et tensiomètres. Elle s'affaire consciencieusement, nous parle de manière humaine ou comme des robots qui cherchent la logique du mal plutôt que la source !
Il y a les kinés qui massent, plient et déplient bras et jambes comme des mécaniciens du corps qui s'assurent que la mécanique est bien huilée.
Il y a les visiteurs, le monde du dehors dont ma mère qui m'apporte l'oxygène et la pollution des rues et me rappelle la chaleur de mon foyer, blottie dans ses bras.
Il y a le personnel de service qui nettoie, nourrit, fait les lits comme des servants silencieux, méthodiques et organisés !
Tout ça, c'est devenu mon monde.
3 mai - 11h45
En entrant dans cet hôpital, j'étais perdue loin de chez moi et effrayée par ce dédale de couloirs et de salles de soins !
À présent, je sors de l'hôpital pour rentrer chez moi avec ma mère et ma tante veuve dans un nouvel appartement adapté.
C'est à présent que je me sens perdue dans cette jungle qui s'offre à moi même si je suis formée et entraînée à présent pour affronter les obstacles de la vie et de la société.
Mais serai-je à la hauteur?
Je me dis alors ce que je me suis répété 100 fois durant mon séjour pour tenir le coup :
"Je n'ai pas le choix, donc j'avance !"