Un jour de 1940...
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© Marie-Paule CHARLES
Un jour de juin 1940, un officier allemand remonte les Champs-Élysées. Il arrête un jeune homme et lui demande : 
- Monsieur, s’il vous plaît, pouvez-vous m’indiquer la Place de l’Étoile ? 
 
Un instant, rien qu’un instant, l’épaule de l’officier allemand, bien sanglé dans son bel uniforme aux épaulettes bien nettes, aux bottes bien cirées, a presque effleuré l’épaule d’un jeune homme, d’un jeune homme qui descendait les Champs-Élysées, le cœur plein de rêves, sourire aux lèvres. 
 
L’épaule de l’officier allemand bien dessinée, bien délimitée a dû se trouver un peu, si peu, au-dessus de l’épaule du jeune homme. De ce jeune homme au regard lumineux qui descendait les Champs-Élysées en cette fin d’après-midi ensoleillée de juin 40. 
Il marchait heureux. Son élégance nonchalante lui ouvrait une voie presque royale. Il occupait l’espace comme un prince, inconscient de son charisme, feignant d’ignorer la sympathie qu’il suscitait sur son passage. 
 
Un peu auparavant, sa mère l’avait entendu sortir de sa chambre. Elle s’était précipitée dans l’entrée : 
- Tu sors ? Tu vas Rue Soufflot ? 
- Oui, Maman. 
- Passe une bonne soirée. » 
Elle avait cherché à prolonger l’instant où son fils sortirait et ajouté : 
- Comme tu es beau. Tu es d’une élégance nonchalante. 
 
Pourquoi est-ce à lui que l’officier allemand a posé cette question : « Monsieur, s’il vous plaît, pouvez-vous m’indiquer la Place de l’Étoile ? » 
 
Je suis presque sûre que leurs épaules ont dû s’effleurer. Mais je voudrais tant 
savoir pourquoi et quand cet officier allemand a décidé de poser cette question à ce jeune homme–là ? Parce qu’il était d’une élégance nonchalante ? Parce qu’il symbolisait la jeunesse de la ville lumière ? 
 
Pour l’officier allemand, en ce jour ensoleillé de juin, remonter la prestigieuse avenue était un rêve enfin réalisé. Il avait imaginé Paris, douce et voluptueuse, nimbée de gris nostalgique en automne, palpitant langoureusement sous les ciels bleutés des fins d’après-midi en été. Il avait fait ses études à Heidelberg, s’était passionné pour les poètes romantiques tant allemands que français. Mais son destin était scellé d’avance. Son père lui avait ordonné, oui ordonné, de travailler avec lui dans la petite entreprise familiale de sidérurgie. Le Rhin coulait tristement dans la Ruhr. Oh ! bien sûr, il avait un peu voyagé, en Angleterre, en Bavière, dans l’est de la France, le nord des Alpes. 
 
Mais Paris, c’était un rêve jamais accompli. Aujourd’hui, il avait 35 ans. Il logeait à l’hôtel Meurice. Tôt, ce matin, il avait ouvert la grande baie vitrée pour admirer le Jardin des Tuileries. 
 
Son regard s’était attardé sur le grand bassin où des enfants émerveillés faisaient naviguer de frêles bateaux à voile. De temps en temps, il entendait des pleurs. Un bateau avait dû couler. 
 
La tiédeur délicieuse de l’après-midi l’avait incité à quitter son hôtel. Il avait hâte de faire connaissance avec la ville mythique. D’un pas martial, il remonterait les Champs-Élysées jusqu’à la Place de l’Étoile. Cette avenue deviendrait la sienne. La sienne. 
 
Les passants, instinctivement, s’effaçaient devant lui, lui dégageaient un passage. Il marchait d’un pas de propriétaire. Cette ville, cette avenue, si souvent rêvées, si souvent imaginées, étaient à lui. Rien qu’à lui. Ici, maintenant, il était chez lui. 
 
Mais, la Place de l’Étoile ? Où était-elle exactement ? À qui le demander ? Qui étaient tous ces passants qui paraissaient s’éloigner de lui ? Des touristes ? Des promeneurs ? On ne travaillait donc pas à Paris. Les bureaux venaient peut-être de fermer. Les employés hâtaient le pas pour disparaître dans le métro. 
 
Mais la Place de l’Étoile, où est-elle ? Tout en haut de l’Avenue, n’est-ce pas ? Était-ce si loin ? À qui demander ? À ce jeune homme qui descend les Champs-Élysées, les yeux pleins de rêve, à l’allure de prince ? 
 
Leurs épaules se sont rapprochées. L’épaule de l’officier allemand s’est trouvée légèrement au-dessus de l’épaule de ce jeune homme à l’élégance nonchalante. Le regard du jeune homme a-t-il croisé le regard de l’officier allemand ? Lui, à l’élégance nonchalante, il allait vers le bonheur. Il avait rendez-vous avec Hélène. Rue Soufflot. Il marchait d’un bon pas tout en savourant l’heure exquise de cette fin d’après-midi. Il traverserait la Place de la Concorde, s’attarderait un instant sur le pont. Il s’accouderait à la rambarde et laisserait glisser son regard sur les éclats du fleuve miroitant sous le soleil de cette si belle après-midi de juin. 
 
Il se rappellerait Rimbaud et réciterait tout bas : » Comme je descendais des fleuves impassibles, je ne me sentis plus guidé par des haleurs, des peaux-rouges criards les avaient pris pour cibles… » 
 
En ralentissant le pas pour ajuster son allure à celle du jeune homme, l’officier allemand se souvenait avec tendresse de ses adieux à ses enfants. Hans était déjà un petit homme ; Greta encore une poupée blonde aux yeux bleus toujours étonnés. 
- Papa, avait demandé Hans, rendras-tu visite au soldat inconnu ? 
- S’il est inconnu, Papa ne peut pas le connaître, avait répliqué Greta, péremptoire. 
- Inconnu, peut-être. Mais on sait où il est. 
- Et il est où, ton soldat méconnu ? 
- Pas méconnu, Greta. Inconnu. Sous l’Arc de Triomphe. 
 
Greta ne savait pas où était l’Arc de Triomphe. Mais son père, lui, l’officier allemand, le savait. Il voulait s’installer tout en haut des Champs-Élysées, sous l’Arc de Triomphe. Une place unique pour dominer le monde, imaginer être le chef d’orchestre qui, d’une baguette magique, ferait circuler toutes ces automobiles qui arrivaient en étoile de toutes parts, de toutes ces avenues aux nomx de chez lui, Iéna, Wagram, Friedland. Cette avenue, cette place, seraient à lui. 
 
Un jour de juin 1940, un officier allemand remontait les Champs-Élysées. Il pensait à sa fille, au soldat inconnu, au poète. Comment s’appelait-il ? Ah !oui, Rimbaud qui avait écrit : 
 
« Il dort dans le soleil, la main sur sa poitrine 
Tranquille, il a deux trous rouges au côté droit" 
 
Lui, l’officier allemand qui connaissait les poèmes de Rimbaud, vit venir à lui un jeune homme au regard lumineux. Un sourire de bonheur flottait sur son visage clair. Un jeune homme qui allait rue Soufflot pour retrouver Hélène, et, dans la petite chambre à la fenêtre ouverte sur les odeurs troublantes du soir d’été, ils écouteraient dans la pénombre du Bach ou du Brahms ou du Schumann. Oui, le splendide quintette de Schumann avait leur préférence. 
 
Il avait rencontré Hélène dans un café. À l’angle de la rue Soufflot et de la rue Cujas. Il était à la fac de droit. Elle étudiait à la Sorbonne. Elle préparait une licence d’anglais. Et, si elle aussi connaissait des passages entiers des Illuminations., elle aimait réciter les poèmes troublants de Woodworth. 
 
Un jour de juin 1940, un officier allemand remontait les Champs-Élysées. Il cherchait du regard à qui poser cette taraudante question, où se trouve la Place de l’Étoile. Oui, il se déciderait pour ce jeune homme à l’élégance nonchalante qui descendait, comme un prince, l’avenue des Champs-Élysées, comme un prince qui serait venu à sa rencontre, à lui, l’officier allemand qui était descendu à l’hôtel Meurice, qui avait flâné dans les Jardins des Tuileries, et qui, maintenant, savourait la splendeur de cette avenue mythique. Mais où était la Place de ‘Étoile ? Où était-elle exactement ? 
 
L’officier allemand avait préparé avec soin sa question. Il voulait s’exprimer dans un français parfait. Lui l’officier allemand qui connaissait les poètes allemands et français, Rimbaud et Verlaine. 
« Les sanglots longs des violons de l’automne 
Bercent mon cœur d’une langueur monotone » 
Ou encore 
« Le ciel est par-dessus le toit 
Si bleu si calme... 
 
Oui, le ciel au-dessus des Champs-Élysées était si bleu, si calme, si enivrant quand il arrêta un jeune homme pour lui demander : 
- Monsieur, s’il vous plaît, pouvez-vous m’indiquer la Place de l’Étoile ? 
 
Le jeune n’a pas répondu. Il a seulement esquissé un geste. Rien qu’un geste. 
"Ai-je fait une phrase correcte ? Aurais-je commis une faute de français ?" se demanda, inquiet, l’officier allemand qui avait tant aimé étudier le romantisme français et allemand à l’université de Heidelberg mais devait travailler avec son père dans l’aciérie familiale d’une petite ville de la Ruhr. 
 
Le jeune homme n’a rien dit. Il a eu un geste, un seul geste. Ila levé son bras droit et désigné… 
 
Il le raconterait à Hélène dans la chambre de la rue Soufflot en écoutant le quintette de Schumann. 
- Tu sais, Hélène, comme je descendais, impassible... 
- Toi, impassible, interromprait-elle-elle malicieusement, donc, il reprendrait : 
- Comme je descendais impassible, les Champs-Élysées, je fus tiré de ma rêverie par un officier allemand. 
- Un officier allemand ? s’inquiéta Hélène. 
- Oui, un officier allemand m’a arrêté. 
- Arrêté ? 
Le cœur d’Hélène battit plus fort. 
- Oui, dans un français parfait presque sans accent, il m’a demandé : « Monsieur, s’il vous plaît, pouvez-vous m’indiquer la Place de l’Étoile? » Tu sais, Hélène, s’il n’avait un peu, un tout petit peu, martelé la dentale de « m’indiquer », je n’aurais pas su, hormis son uniforme bien sûr, qu’il était allemand. 
 
L’officier allemand qui avait étudié avec assiduité et plaisir la poésie française avait rythmé sa question comme un sixain :  
« Monsieur, s’il vous plaît, 
Pouvez-vous m’indiquer 
La Place de l’Étoile ? » 
 
Hélène avait du mal à dissimuler son angoisse. Elle avait posé la tête sur le côté gauche de la poitrine du jeune homme, là où le cœur bat plus fort. 
 
La mousse brune de ses boucles caressait avec légèreté la joue du jeune homme à l’élégance nonchalante qui avait été arrêté par un officier allemand qui remontait les Champs-Élysées. 
 
La joue du jeune homme était à peine rosée par le soleil commençant de l’été 1940. C’était le début de l’été. Un jeune homme qui avait descendu comme un prince les Champs-Élysées avait été arrêté par un officier allemand. L’officier allemand lui avait demandé « Monsieur, s’il vous plaît, pouvez-vous m’indiquer la Place de l’Étoile ? Le jeune homme avait désigné le côté de sa poitrine. »* 
 
 

* En référence à l’exergue de « La Place de l’Étoile » de Patrick Modiano